Il est bientôt 14 heures, j’ai quelques minutes devant moi avant de me rendre au Mistral, place du Châtelet, pour l’entrevue avec Kent. Juste le temps de faire un détour juste à côté du lieu de rendez-vous, à la librairie Parallèles, histoire de mettre la tête dans les bacs à vinyles et dans les bouquins quelques minutes. Un disque de Gene Clark et un John Hiatt plus tard, me revoici rue Saint-Honoré. Devant moi, un homme à la silhouette familière. Kent avait suivi le même itinéraire que moi, se retrouvant lui aussi à Parallèles, ce rendez-vous obligatoire des fans de rock. Ce genre de choses crée une sorte de lien naturel. Une fois les présentations faites, nous nous sommes rendus tranquillement au lieu de l’interview, qui durera plus d’une heure…
Quelle est la genèse de l’album ?
C’est venu de quelques chansons, je crois d’ailleurs de la chanson « Planète Mars », qui est une chanson de science fiction, mais qui parlait de ce sentiment d’étranger que j’ai dans le monde d’aujourd’hui, se sentir martien, la chanson qui énumère : « les autres vont à un match de foot, les autres ont leur portable collé aux oreilles, pas moi, je ne suis pas de cette planète »… C’est venu comme ça. Et puis d’autres chansons sont arrivées, toujours avec des trucs qui tournaient autour de l’espace, genre « je suis dans la lune », « j’ai la tête dans les étoiles ». Habituellement, quand je me retrouve dans un cas de figure comme ça, je ne garde qu’une chanson et je balance les autres car je trouve qu’il y a redite. Et puis là, c’était le contraire, je vais faire tout l’album sur ce thème-là. A partir du moment où je me suis formulé ça, j’ai dit : « Mais pourquoi les chansons ne s’enchaîneraient-elles pas et pourquoi il n’y aurait pas un personnage ? » Et « L’Homme de Mars » est né. Il y a eu le fil conducteur, qui m’a permis de lier les chansons, de faire des textes plus symptomatiques, d’ouvrir un peu plus, de faire même des intermèdes musicaux, je trouvais ça plutôt marrant. Je savais que j’allais dans une voie qui n’était pas dans ce qui se faisait aujourd’hui et, surtout, qui laissait des mauvais souvenirs parce que ça pouvait rappeler ces albums concepts qu’il y avait eu dans les années 70, qui étaient parfois des tas de boue et on se souvient surtout des grosses bouses, qui ont traumatisé une génération entière, alors qu’il y avait à côté des trucs vraiment bien. Les Moody Blues par exemple, j’adorais ce groupe, je les écoutais en 1969-1970, ils sortaient un ou deux albums concepts par an, et puis je trouvais ça élégant, derrière il y avait le rock anglais aussi.
Dans les années 70, en France, des personnages comme Christophe s’étaient essayés au concept album…
Absolument, « Les Paradis perdus », pour moi, c’en est un. Et puis « Ziggy Stardust and the Spiders From Mars » de Bowie, bien sûr, pour le mot « Mars », mais aussi parce que c’est un super album. Après, je ne me suis pas trop posé de questions, je me suis dit : « ça ne se fait pas, pourquoi je ne le ferais pas ? »
Et l’idée d’illustrer l’album ?
L’illustrer, c’est venu de deux choses. A partir du moment où j’avais l’histoire – quand je bâtis une histoire, je pense aussi scénario, graphique – je trouvais séduisant de dessiner un martien, d’une certaine manière… au départ c’était des illustrations, l’idée de faire des chansons illustrées, comme j’avais fait pour le précédent, « Bienvenue au club », il y avait un portfolio qui était sorti vendu en tournée, j’étais parti de cette idée-là. Et puis, je voulais le faire aussi parce que je trouve les disques pauvres, maintenant, le boîtier cristal, et je me dis que finalement, si on télécharge la musique, c’est qu’on n’a aucun respect pour ce truc-là, alors que pourtant le son est meilleur, mais ça, le grand public n’en a rien à péter. Et j’aime les objets, je voulais faire un bel objet. Et puis j’ai extrapolé, de douze illustrations au départ, je me suis dit: « Pourquoi ne pas faire un livre disque ? » Tout ça s’est fait de jour en jour, je me levais, j’avais une nouvelle idée qui s’embrayait. De même que les orchestrations ; quand je me suis retrouvé avec toutes mes chansons maquettées, ça sonnait très rock en fait, c’était comme « Bienvenue au club ». C’était pas très nouveau, et ça rendait terre à terre le disque alors que ça parlait d’espace, d’infini. Quand j’ai fait écouter les maquettes à Bertrand Freisel, avec qui je travaille depuis pas mal de temps, il m’a dit : « J’adore l’idée, j’adore les chansons, et puisque tu as une idée d’histoire comme celle-là, pourquoi tu ne ferais pas des orchestrations à la Scott Walker ? »Et ça a fait tilt, surtout qu’on avait l’homme qu’il fallait, en la personne de Fred Pallem, avec qui je bosse aussi depuis quelques temps, et qui est un arrangeur génial pour ce genre de trucs. Dès le lendemain, c’était parti.
Ce côté orchestral, à la Scott Walker, Burt Bacharach, c’est quelque chose que tu as toujours aimé, ou que tu as découvert tardivement ?
Je ne peux pas dire que j’ai toujours aimé. Burt Bacharach, j’ai trouvé ça mièvre pendant des années, il y a très peu de temps que je trouve ça bien, et pas tout. Les trucs de Dionne Warwick par Burt Bacharach, ça ne m’intéresse pas. Pour moi, c’était davantage des illustrations sonores pour le cinéma. Ce que j’écoute beaucoup, depuis longtemps, c’est Lalo Schifrin, par exemple. J’adore Lalo Schifrin, depuis toujours. Et j’avais vraiment envie de partir là-dedans, car les orchestres chez Lalo Schifrin sont hyper dynamiques, même quand il y a des cordes. C’est vraiment ça ma base de départ.
C’est la première fois que tu arrives à concilier la musique avec l’illustration graphique d’ensemble. Cela fait longtemps que tu souhaitais faire ça, c’est l’aboutissement d’une ancienne idée ?
Il y a une idée comme ça pour mon tout premier album solo, c’était en 1982, à l’époque où je bossais chez Métal Hurlant, et les Humanoïdes Associés allaient sortir mon premier album de bandes dessinées, qui était un recueil de petites histoires que j’avais faites dans le journal. Et j’en profitais pour enregistrer des chansons que Starshooter ne faisait pas, qui n’étaient pas dans l’esprit du groupe. A ce moment-là, avec Jean-Pierre Dionnet, on s’est dit : « Pourquoi est-ce qu’on ne ferait pas un seul et même objet ? » Et là, on s’est confronté au monde matériel, et ça n’a pas changé d’ailleurs. D’abord une différence de T.V.A. : un livre, c’est de la culture, un disque, c’est du luxe. Donc on ne peut pas faire le même objet. Et après, la distribution : qui s’occupe de quoi ? La maison de disques, le distributeur ? Ce sont des trucs comme ça qui m’ont très vite gavé, j’ai laissé tomber. Et je suis reparti sur autre chose.