Trois ans après le ténébreux “Creep on Creepin’ on”, l’horizon semble se dégager un peu pour les Canadiens de Timber Timbre. Annoncé par le morceau éponyme, bel exercice de style soul au saxo torride (Colin Stetson) et au clip idoine (stupre et strip), “Hot Dreams”, cinquième album – et troisième à sortir en France – mûri sous le soleil de Laurel Canyon, a tout d’un aboutissement. Habitué à l’écriture en solitaire, Taylor Kirk (chant, guitare) a cette fois-ci étroitement collaboré avec son vieux complice Simon Trottier pour la composition des morceaux, élargissant sa palette sonore tout en gardant ses fondamentaux – une évolution tranquille qui peut rappeler celles des Tindersticks ou de Richard Hawley, autres maîtres du clair-obscur. Détendus et disponibles malgré l’approche de l’heure du déjeuner – étape indispensable lors de ces longues journées promotionnelles –, Taylor et Simon nous ont parlé des inspirations variées de ce nouvel album, du choix de leurs pochettes, de leur popularité grandissante au Canada et de leur nouvelle formation scénique.
Avez-vous beaucoup réfléchi avant de vous lancer dans ce nouvel album ? Y avait-il une volonté de faire quelque chose d’un peu différent ?
Taylor Kirk : Oui, tout à fait. Il y a beaucoup de groupes qui fonctionnent un peu en circuit fermé : ils ont un style et n’en dévient presque pas, ils s’attachent surtout à parfaire leur son à chaque disque, ce qui ne me dérange pas, d’ailleurs. Mais je n’ai jamais vraiment voulu faire ça, je trouverais ça ennuyeux à la longue. Au contraire, j’aimerais être capable de proposer quelque chose de différent avec chaque nouvel album, à la façon de David Bowie qui a une carrière fascinante, avec une évolution constante, presque d’année en année à une époque. Et tout en restant sincère, vrai, honnête.
Taylor, sur ce nouvel album, les morceaux sont cosignés par toi et Simon. Comment cela se passait avant ? Au départ, Timber Timbre était-il déjà un groupe, ou plus ton projet solo ?
Ce n’était pas un groupe dès le début, mais on peut considérer que c’en est un depuis quatre ou cinq ans, depuis que j’ai commencé à jouer avec Simon et Mika, la violoniste. Dès le début de cette tournée avec eux, j’ai cessé de voir Timber Timbre comme un simple projet solo. Nous avions produit l’album précédent ensemble, mais j’avais tout écrit moi-même. “Hot Dreams” me semblait donc juste une extension de cette collaboration. Pendant deux ans, j’ai amassé des idées pour ce nouvel album, et il y a un an environ, j’ai commencé à vraiment travailler dessus, à mettre les choses en forme. Simon a fait de même de son côté. Puis nous nous sommes retrouvés tous les deux dans les Rockies, dans l’ouest du Canada, et nous avons développé les compositions, cherché des arrangements. Ensuite, nous sommes allés dans un premier studio pour poser les bases des morceaux. C’était la première fois que je procédais ainsi, en impliquant une autre personne aussi tôt dans le processus. Je n’avais jamais coécrit une chanson avec quelqu’un de toute ma vie, et j’avoue que ça ne m’avait jamais vraiment intéressé jusqu’ici… (Sourire) Mais en définitive, l’expérience a été très agréable.
Simon Trottier : Je tiens néanmoins à préciser que Taylor a écrit tous les textes, comme sur les disques précédents.
La chanson-titre, “Hot Dreams”, c’était le fantasme de signer un titre de soul vintage ?
Taylor : Je ne cherchais pas à imiter parfaitement ce style de chanson, mais j’espère, bien qu’étant blanc, m’en être approché… (Sourire) Ce n’est jamais évident de s’inscrire dans une telle tradition ; avec “Hot Dreams”, je crois avoir tenté, sans honte, de livrer ma propre version de la blue-eyed soul.
Tu écoutes beaucoup de soul ?
C’est un intérêt assez récent pour moi, en fait. Quand j’ai commencé à m’intéresser au chant, ou plutôt quand j’ai commencé à me dire que je pourrais moi-même chanter (rires), je me suis mis à écouter très attentivement des artistes comme Sam Cooke ou Otis Redding. Mais je ne me considère pas comme un grand spécialiste de la musique soul.
La fin du morceau, avec le solo de saxophone, est assez étonnante. Colin Stetson conclut une première mesure en jouant deux fois la même note, et on s’attend donc à ce qu’il fasse de même à la mesure suivante. Or, il en joue trois, puis quatre, cinq, etc., ce qui introduit un effet de décalage. Comment l’idée est-elle venue ?
Simon : En fait, nous avons tous un certain goût pour le prog rock, et même si le morceau ne sonne pas ainsi, bien sûr, on y retrouve cette idée des mesures irrégulières. Taylor avait cette mélodie dans la tête et nous cherchions des arrangements. Nous nous sommes dit que ce pourrait être amusant de commencer par une note, puis deux, trois, sans trop savoir où nous arrêter… Je crois que dans la première version, nous allions jusqu’à quatorze ! (Rire général) On s’est dit finalement que sept mesures devraient suffire. C’est vrai que le morceau s’y prêtait bien, avec ce motif mélodique répété ad lib. Il nous semblait qu’il fallait ajouter un petit quelque chose pour que ce ne soit pas trop ennuyeux, pour jouer un peu avec l’auditeur.
Taylor : Le morceau se termine presque cut après la septième mesure, donnant un peu l’impression qu’on se réveille brusquement alors qu’on était en train de faire un rêve agréable, avec une image brisée dans la tête.
Comme pour les disques précédents, la pochette du nouvel album est une photo noir et blanc prise à l’extérieur, un peu mystérieuse. Y avait-il une volonté dès le départ d’avoir une cohérence visuelle d’un disque à l’autre, un peu comme chez les Smiths, par exemple ?
J’avoue que pour ce disque, j’ai hésité à poursuivre dans cette esthétique. Mais finalement, je me suis dit que c’était bien d’avoir une continuité, une unité. Toutes ces images sont “vraies”, d’une certaine manière : c’est généralement moi qui ai pris ces photos, elles ne sont pas exceptionnelles, elles sont même un peu pourries, mais pour moi elles ont une dimension… cathartique. Elles sont toujours liées aux chansons, à la période où je les écrivais.
Simon : Dans cette même idée de continuité, pour le verso du disque, nous avons aussi utilisé la même typo et le même logo “Timber Timbre” que pour les précédents (il montre le dos de la pochette du CD de “Creep on Creepin’ on”, apportée pour une dédicace, ndlr).
Taylor, tu as passé quelque temps à Laurel Canyon, sur les hauteurs de Los Angeles, pour préparer ce nouvel album. La photo a été prise là-bas ?
Taylor : Non, à Malibu, près de El Matador Beach, mais c’était durant ce séjour, il y a environ un an.
A Laurel Canyon, te sentais-tu inspiré par toute la musique créée là-bas dans les années 60-70, et par les paysages ?
Oh oui, beaucoup ! Je pense que toute personne venue d’ailleurs trouverait l’endroit exotique, et pour un Canadien il l’est encore plus : des orangers, des pamplemousses, des citrons… C’est vraiment magnifique. Et la musique liée à Laurel Canyon a aussi été très importante pour moi à un moment de ma vie, elle m’a beaucoup inspirée. Après, je ne sais pas si ça se sent énormément dans ce que je fais.
L’un de tes compatriotes a habité à Laurel Canyon, un certain Neil Young…
Oui, bien sûr. Et aussi Joni Mitchell : sa maison était un peu plus bas dans la rue où je logeais. C’est assez incroyable, tous ces grands artistes réunis au même endroit.
L’album a toutefois été enregistré au Canada, dans plusieurs studios dont l’Hotel2Tango à Montréal. Vous préfériez travailler sur vos terres ?
Simon : Le choix du studio, c’est avant tout le choix de l’ingénieur du son avec lequel nous voulons travailler. Nous avons d’abord enregistré à Banff, un grand centre culturel à Calgary, avec Graham Lessard, un excellent technicien. Nous avions aussi très envie d’aller à l’Hotel2Tango, un studio très agréable, à quinze minutes à pied de mon domicile à Montréal. Je pouvais donc rentrer dormir chez moi, ce qui est toujours un bon point…
Taylor : Quelqu’un nous a demandé récemment pourquoi on enregistrait toujours au Canada. En fait, c’est simplement qu’on est sans arrêt en tournée, et que c’est bien de pouvoir se retrouver un peu chez soi, de dormir dans son lit, ou pas très loin, d’avoir ses amis et sa famille à proximité quand on travaille…
Simon : Et puis tout simplement, il y a beaucoup de bons studios au Canada.
Avec votre album précédent, vous avez été nominés au Canada pour les JUNO Awards et le Polaris Music Prize. Vous attendiez-vous à ce que votre musique, qui n’est pas forcément très facile d’accès, soit ainsi reconnue ?
Taylor : Non, c’était assez étrange, c’était… (Silence)
Simon : Je me souviens de l’un de ces galas de remise de prix, j’espérais que Timber Timbre n’allait pas recevoir de récompense : « Non, non, pas nous… » (Rires)
Taylor : En fait, le Canada, malgré sa taille, reste un petit pays, et c’est peut-être pour ça que nous avons pu atteindre assez facilement ce niveau de reconnaissance. Quand je pense qu’au Polaris, nous étions en lice avec Neil Young…
Simon : … et Ron Sexsmith.
Taylor : Oui, le bassin est vraiment petit !
Simon : C’est vrai. Pour la musique, il n’y a que deux grands centres au Canada, Toronto et Montréal. C’est assez limité.
Taylor, on parle souvent de la dimension onirique de tes morceaux. Es-tu inspiré par tes rêves – ou par tes cauchemars, d’ailleurs ? Dans le morceau “Hot Dreams”, tu chantes : « I wanna find another daydream, another nightmare ».
Taylor : Oh, oui… (Il réfléchit) C’est drôle, parce que depuis un an environ, je ne me rappelle plus vraiment mes rêves. Je veux dire, les rêves qu’on fait quand on dort. Dans le cas de “Hot Dreams”, il s’agit autant, sinon davantage, de fantasmes que de véritables rêves. Mais c’est vrai que j’y ai toujours trouvé beaucoup de choses intéressantes, ou horribles, dérangeantes, pour nourrir ma musique.
Sur la tournée précédente, vous jouiez en trio, généralement assis. La musique était assez minimaliste, mais particulièrement intense. Le ressentiez-vous également ?
Oui, bien sûr. Mais ça a pas mal changé depuis : on a ajouté des musiciens au groupe, et on est plus proches d’un format rock’n’roll classique sur scène. (S’adressant à Simon) Qu’en penses-tu ?
Simon : C’est sûr que c’est différent : nous sommes tous debout, il y a de la batterie, des claviers… Ça me semble plus confortable aujourd’hui, la communication avec le public est plus facile que quand nous n’étions que trois, assis. (Taylor approuve) Nous jouons moins de morceaux instrumentaux atmosphériques, et tout le monde se sent davantage porté par la musique. Avec cette formule en trio, certains soirs ça s’apparentait à de la transe, c’était particulièrement fort, magique, comme ce concert à la chapelle Saint-Saveur à Saint-Malo pour la Route du rock hiver… Mais d’autres soirs, je trouve que ça ne fonctionnait pas.
Taylor : C’est sans doute plus accessible, aujourd’hui.
Je me souviens que lors de concerts de cette tournée, vous projetiez des extraits de “La Jetée”, le fameux court métrage en images fixes de Chris Marker. Pourquoi le choix de ce film, qu’on associerait peut-être pas spontanément à votre musique ?
C’est un film que j’ai découvert en cours de cinéma, quand je faisais des études d’arts. Il ne m’a pas quitté depuis. Quand j’ai cherché des images dont le rythme pourrait coller à notre musique, et dans lesquelles les spectateurs pourraient s’immerger, j’ai repensé à “La Jetée”, ça me semblait une bonne idée. En fait, nous avons essayé avec quelques autres films, mais c’est avec celui-ci que ça fonctionnait le mieux : la lenteur, l’idée du voyage dans le temps…
Simon : En fait, nous l’avons même ralenti. Au départ, le film doit durer une trentaine de minutes, et nous l’avons étiré jusqu’à ce qu’il en fasse quatre-vingt-dix.
A ce propos, aimeriez-vous composer de la musique de film ? Sur tous vos albums, il y a quelques morceaux instrumentaux, plutôt atmosphériques comme vous le disiez tout à l’heure, qui évoquent cela.
Taylor : C’est quelque chose que nous avons essayé de faire ces deux dernières années, avec un degré de réussite variable… Je n’imagine pas trop le refaire à l’avenir, à moins qu’on ne dispose d’une très grande liberté. Dans le passé, ce qui a posé problème, c’est que les réalisateurs avaient une idée bien précise de ce qu’ils voulaient : un “score” par Timber Timbre, ce que nous étions bien sûr tout à fait disposés à fournir. Mais ensuite, ils se rendaient compte que ce qu’ils voulaient, eux – une musique de genre, un peu cliché –, n’était pas vraiment ce que nous, nous avions envie de faire. C’est compliqué, donc, mais ça m’intéresse toujours : avant même d’envisager de chanter, je me voyais bien faire carrière dans la musique de film.
Vous êtes de grands amateurs de musiques de films ?
Oui, nous adorons Ennio Morricone… Bernard Herrmann…
Simon : John Barry… Lalo Schifrin…
Taylor : Jerry Goldsmith… Bon, on ne va peut-être pas tous les citer ! (Rires) Mais oui, je me suis toujours intéressé à ce type de musique, la “incidental music” en général, destinée à accompagner des images.
Simon : Ça a été une influence importante sur le dernier album. Taylor faisait souvent référence aux B.O. pour les arrangements : “Rosemary’s Baby”, “Chinatown”, “Taxi Driver”… C’est de qui, d’ailleurs, la musique de “Taxi Driver” ?
Taylor : Bernard Herrmann, je crois.
Simon : Oui, c’est ça. Mais pour en revenir à la composition de musique de film, ce qui est compliqué, c’est qu’au final, on travaille toujours pour quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui vous dirige artistiquement, qui vous indique les décisions à prendre concernant votre musique. Alors que ce que nous voulons, c’est pouvoir faire des disques en toute liberté.
Taylor : Et puis, la communication avec le réalisateur est souvent difficile, car il faut traduire des idées visuelles en termes de sons.
Simon : Ceci dit, Jim Jarmusch peut nous appeler quand il veut ! (Rires)