Avec “Civilian”, son troisième album sorti en 2011, le duo Wye Oak, originaire de Baltimore, s’affirmait comme l’une des formations indé américaines les plus en vue, promise à une succès peut-être pas massif, mais en tout cas grandissant. Jenn Wasner et Andy Stack auraient donc pu se contenter d’exploiter la formule qu’ils avaient affinée au fil des ans, un rock mélodique et intense s’appuyant sur la guitare de la première et la batterie du second. De ce point de vue, le nouveau “Shriek” est une surprise, riche en sonorités et ryhtmiques synthétiques sur lesquelles se pose avec légèreté la voix adoucie et toujours aussi émouvant de Jenn. Mais le disque n’a rien d’un simple exercice de style électro-pop nostalgique, et réprésente moins une rupture qu’un approfondissement de l’écriture singulière du tandem. Pour tenter de cerner ses influences plus ou moins conscientes, pour évoquer aussi son compagnonnage avec d’autre groupes, de Baltimore ou d’ailleurs, nous avons proposé à Jenn et Andy lors de leur récent passage à Paris un blind-test pour le moins varié, auquel ils se sont soumis avec beaucoup d’intérêt et de curiosité.
Neil Young – Down by the River (live at Massey Hall)
Jenn : Bien sûr, je connais cette chanson… Et j’adore ! (elle chantonne)
On vous a souvent comparés à Neil Young, même si ce sera peut-être moins le cas avec le nouvel album. En quoi vous sentez-vous proche de lui : ses textes, son jeu de guitare, son indépendance ?
Jenn : Un peu tout cela, sans doute. Quand j’étais plus jeune, Neil Young est le premier songwriter dont la musique a vraiment résonné en moi. Je sentais une connexion avec ses mélodies, son écriture, le côté brut de ses morceaux, ce qu’il cherchait à exprimer à travers son jeu de guitare… Ça m’a vraiment frappée, et je me disais que je pouvais essayer de faire comme lui. J’ai appris à jouer de la guitare en l’écoutant, et il m’en reste certainement quelque chose… Ça, et d’autres aspects de sa musique.
Andy : Je trouve que chaque note qu’il joue a un sens, même si c’est souvent très simple. Il a été une grande inspiration à nos débuts, notamment ce qu’on pourrait appeler la “belle laideur” de son jeu de guitare. Neil Young a été très important pour nous.
Jenn : Sa façon de jouer les solos est intensément mélodique et très minimaliste. J’ai toujours ça à l’esprit quand je compose, et pas seulement pour les parties de guitare.
Sebadoh – Careful
Jenn : Ça me dit quelque chose, mais je n’arrive pas à trouver qui c’est… (On leur dit.) Oh, Sebadoh ! C’est Lou (Barlow) qui chante ! Nos albums précédents te rappelaient un peu l’indie rock des années 90 ? C’est normal, c’est l’époque à laquelle nous avons grandi. Et tout ce qui t’entoure à cette période de ta vie t’influence fortement, consciemment ou non, que ce soit voulu ou pas. Avant que nous devenions plus mûrs et que nous nous mettions à nous intéresser à d’autres types de musiques, nous avons juste absorbé ce qui était autour de nous, sans effort. J’ai pris des cours de piano pendant des années, mais mes premières chansons, je les ai écrites à la guitare car j’écoutais beaucoup de musique basée sur les guitares en ce temps-là.
Andy : Lou est vraiment un chic type.
Jenn : Nous avons tourné avec lui quand il jouait en solo.
Andy : Les autres membres de Sebadoh sont aussi des gars formidables.
Belly – Feed the Tree
(Le morceau semble leur dire quelque chose. Andy propose Helium, groupe de rock indé de Boston formé en 1992, peu connu en dehors des Etats-Unis. On finit par leur donner la bonne réponse.)
Jenn : Mais oui, Belly, bien sûr !
Le groupe a eu beaucoup de succès avec son premier album, en plein boom de l’alternative rock aux Etats-Unis dans les années 90. Il n’y était pas préparé et a eu du mal à faire face à cette pression. Pensez-vous parfois que ça pourrait vous arriver, même si le contexte est différent ?
Jenn : On se bat constamment pour ne pas en arriver à cette situation. Après le bon accueil de “Civilian”, notre album précédent, nous sommes conscients d’être à un moment de notre carrière où nous pourrions accéder à une dimension supérieure. Nous en avons déjà eu un aperçu en jouant en première partie de groupes plus populaires, dans de grandes salles. Et pour être honnête, ce n’est pas quelque chose qui m’attire. Je ne veux pas me produire dans des endroits trop gros, je ne recherche pas davantage d’attention, ce qui limiterait ma liberté de création. Plus, ce n’est pas forcément mieux… Il faut être vigilant et savoir prendre des décisions en toute connaissance de cause si l’on veut que sa carrière dure et qu’elle aille dans le bon sens. Quand j’étais plus jeune, j’ai pu penser à un moment que plus on était populaire, mieux c’était. Aujoud’hui, j’en suis vraiment revenue !
Andy : Le music business était différent dans les années 90.
Jenn : C’est vrai, les choses ont beaucoup changé, les majors et les labels en général ont beaucoup moins de pouvoir. Après, certains groupes savent très bien gérer le succès, en se disant que ça ne durera pas forcément, qu’il faut en profiter et qu’ils pourront toujours continuer en étant moins exposés.
Vous n’êtes que deux sur scène. Dans une grande salle, ce doit être difficile d’occuper tout l’espace…
C’est sûr ! Nous n’avons pas joué très souvent dans ce genre d’endroits, et c’est vrai que c’est assez impressionnant.
Andy : Ça ne posait pas de problèmes aux White Stripes, qui eux aussi n’étaient que deux. Mais le groupe avait un côté “larger than life”… que nous n’avons pas, je pense. J’estime que notre musique peut s’adapter à divers contextes, mais personnellement je préfère les lieux plus intimistes.
Jenn : Moi aussi, et je pense que c’est le cas pour la plupart des groupes, en fait.
Andy : Nous ne sommes pas des bêtes de scène, nous ne jouons pas des personnages. Nous nous présentons simplement, tels que nous sommes. Et ça fonctionne sans doute mieux quand le public est relativement proche.
Jenn : Nous ne sommes pas performers nés, des showmen. Pas du tout !
Beach House – Walk in the Park
Jenn : Ça, je connais… (sourire) Très belle chanson, et j’aime aussi beaucoup le clip.
Andy : C’est une excellente transition, car pour moi, eux sont de vrais performers. Ils sont deux, trois sur scène, et c’est l’exemple parfait d’un “petit” groupe qui réussit à être totalement captivant en concert. Et ce, qu’ils jouent dans une chambre à coucher ou dans un stade…
Jenn : Oui, ils sont merveilleux. Bien sûr, ils sont de Baltimore, comme nous. En ce moment, j’ai d’ailleurs le plaisir de jouer dans un “supergroupe” avec Victoria et Alex. Nous n’avons donné que quelques concerts, mais nous allons sans doute en faire davantage, dans les festivals. Nous reprenons ce merveilleux disque de Gene Clark, “No Other”, dans son intégralité. Cela fait quelque temps que nous travaillons là-dessus, et on est très contents du résultat.
Future Islands – Walking Through That Door
Jenn : D’autres amis de Baltimore… (sourire)
Andy : Ceux qui ne connaissent pas encore ce groupe en auront certainement entendu parler avant la fin de l’année.
Ils sont certainement plus connus chez vous que chez nous. J’ai vu sur YouTube leur passage chez David Letterman…
Jenn : … qui était plutôt impressionnant ! C’est l’un des meilleurs groupes que j’ai vus sur scène, si ce n’est le meilleur. Les disques sont bons, mais c’est vraiment en live qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. J’ai rarement assisté à quelque chose d’aussi intense.
Andy : Samuel Herring est comme un chanteur d’opéra. Il y va à fond quand c’est nécessaire, et il peut aussi, de manière très instinctive, passer du chagrin le plus accablant à une incroyable beauté. Ou exprimer tout cela en même temps… C’est une expérience très cathartique.
Jenn : C’est sans doute l’un des plus grands performers que j’ai eu la chance de voir. Et j’ai chanté avec lui ! Sur scène et sur leurs disques, et c’était une très belle expérience.
Andy : Musicalement, ils sont vraiment au sommet. Le nouvel album est formidable.
Cocteau Twins – Pearly Dewdrops’ Drops
(Ils reconnaissent tous deux dès les premières notes.)
A l’époque, personne ne comprenait ce que Liz Fraser chantait, à part peut-être elle. Jenn, les textes sont importants pour toi et tu les travailles beaucoup, mais je pense que comme chez les Cocteau Twins, on peut simplement être pris par la puissance émotionnelle de ta voix sans forcément tout saisir des paroles.
Jenn : Je suis une grande fan des Cocteau Twins. Mon sentiment, à propos des paroles, c’est qu’en effet, il n’est pas indispensable de tout comprendre parfaitement pour saisir ce qu’évoque un chanson. C’est pour cela que j’ai toujours refusé de faire figurer mes textes sur les pochettes : pour moi, ils sont censés être entendus et non lus, chantés et non dits. Les paroles de chansons ne sont pas destinés à être imprimés sur une page comme des poèmes, mais à être portés par une voix, et de là vient le fait qu’ils vont toucher ou non l’auditeur. Les Cocteau Twins en sont la parfaite illustration : j’ai une relation intime, profonde à beaucoup de leurs morceaux, sans vraiment savoir ce que chante Liz Fraser.
High Places – The Storm
Jenn : C’est génial ! (rires) Qu’est-ce que c’est ?
Andy : C’est Lucky Dragons ?
Non, c’est un groupe qui s’appelle High Places, de Brooklyn, un garçon et une fille. J’ignore s’ils existent encore.
Andy : Ah oui, nous les connaissons.
Jenn : Je me souviens les avoir vus à Baltimore, et j’aime beaucoup leur musique, même si je ne suis pas non plus familière de toute leur discographie. (Elle continue à écouter) Ce morceau est excellent, en tout cas.
The Cars – Just What I Needed
Jenn : (dès les premières secondes) Yep. (Elle tapote le rythme sur la table, puis chantonne la mélodie.)
Andy : C’est drôle, parce qu’à nos débuts… On doit jouer de la musique ensemble depuis treize ans maintenant, et le disque qui nous a vraiment rapprochés musicalement quand on était encore au lycée, c’est le premier album de Weezer (1994), produit par Ric Ocasek, le leader des Cars. Ce n’est plus trop ce qu’on écoute aujourd’hui, mais à l’époque, son esthétique et sa production avaient eu un gros effet sur nous deux. Ce côté immédiatement efficace des compositions reste un modèle pour nous.
Jenn : Ce sont vraiment de bonnes pop songs, tout simplement. Mais on est censés parler des Cars, non ? J’ai grandi avec leur musique car ma mère était une grande fan, on écoutait souvent leurs disques. C’est avec eux que j’ai été confronté à mes premières expériences d’écriture pop avec des tempos inhabituels. Je crois que leur morceau “Touch and Go” est sur un rythme à cinq temps, par exemple. Quand je l’ai entendu pour la première fois, je devais avoir dans les dix ans, et ça m’avait beaucoup frappée. J’avais trouvé ça bizarre.
J’ai lu une interview dans laquelle vous disiez écouter beaucoup les radios mainstream dans le van quand vous tourniez à travers les Etats-Unis. J’imagine que The Cars est le genre de groupe qu’elles diffusent.
Andy : Sans doute, mais je ne pense pas qu’on faisait allusion à ces radios plutôt axées sur les “goldies”. Enfin, quand on tombe sur un morceau des Cars à la radio, on est toujours ravis !
Wire – Heartbeat
Je me souviens que le groupe Callers, qui faisait votre première partie sur une tournée, reprenait ce morceau, parfois avec Jenn.
(Ils cherchent)
Andy : Oh, c’est Wire !
Jenn : (s’animant soudain) Mais oui, tu as raison, j’ai chanté de morceau avec eux. Je ne m’en souvenais plus…
Andy : C’est drôle, mon souvenir de la chanson est davantage lié à cette reprise de Callers qu’à l’original.
Jenn : Idem pour moi. J’adore Wire et je connaissais la chanson, mais je l’ai tellement entendue reprise par Callers, et chantée avec eux, que c’est plurôt cette version qui m’est restée.
The Kinks – Strangers
Jenn : Oh oui… Là aussi, des souvenirs intenses sont liés à cette chanson. Le site musical et culturel The A.V. Club nous avait proposé d’en faire une reprise pour leur série de vidéos live, “A.V. Undercover”, on avait demandé à Jonathan Meiburg de Shearwater de nous accompagner et on y avait pris beaucoup de plaisir. Au départ, c’était quelque chose de ponctuel, mais on aimait tellement la chanson qu’elle est restée longtemps avec nous, nous l’avons souvent jouée sur scène. (Elle chantonne les paroles)
Lorde – Tennis Court
Jenn : Ah oui, je vois…
Andy : Je crois que c’est la première fois que j’entends une chanson de Lorde qui n’est pas son tube, “Royals” !
Vous pensez qu’il y a de bonnes choses dans la musique mainstream, parfois même plus innovantes que des choses plus indie ?
Jenn : J’ai de la curiosité pour tous les types de musique, je n’ai jamais voulu faire de discriminations. Après, j’aime ou pas, mais je juge après avoir écouté. Cette fille m’intéresse, elle a une certaine personnalité, même si je connais pas très bien ce qu’elle fait. C’est drôle, parce qu’on a eu une conversation dans le van, plus tôt dans la journée, à propos notamment des femmes dans la musique populaire, Lorde ou ce groupe composé de trois sœurs, Haim. Indépendamment de ce que je pense des chansons des unes et des autres, je trouve rafraîchissant que des figures féminines moins formatées puissent être au premier plan. Il y a encore beaucoup de chemin à accomplir, mais c’est bien qu’il existe une alternative dans le mainstream à des chanteuses comme Rihanna ou Beyoncé. Que des adolescentes qui commencent à s’intéresser à la musique puissent avoir d’autres modèles, peut-être plus proches de ce qu’elles sont.
Janelle Monáe – Q.U.E.E.N. (featuring Eykah Badu)
Jenn : Ah, je connais… (Elle cherche, on finit par lui dire ce que c’est.) Je suis une grande fan d’Erykah Badu. j’admire sa vision, son travail, elle est vraiment très forte. J’étais assez obsédé par son diptyque “New Amerykah Part. 1 & 2” (2008 et 2010). J’adore ces disques, ils sont vraiment visionnaires. J’aime aussi ses productions plus anciennes, mais sa musique est devenue de plus en plus aventureuse et excitante au fil des ans.
Vous pensez que vous pourriez intégrer ce genre de rythmes à votre propre musique ?
Jenn : Je pense que nous l’avons déjà fait, même si c’est d’une façon plus discrète.
Andy : Le nouvel album va un peu dans cette direction, je trouve. Et c’est vraiment le genre de musique qu’on avait dans la tête quand on le faisait.
Jenn : J’écoute beaucoup de r’n’b, de rap… Et pas que des choses récentes, j’aime aussi la soul des années 60-70, Minnie Ripperton, Stevie Wonder, Marvin Gaye, Luther Vandross… Après, c’est difficile de dire à quel point ça peut nous influencer car ce n’est pas conscient, c’est plutôt quelque chose qu’on absorbe, et qui devient une part de soi. Ensuite, tout cela est “filtré”, et j’espère qu’il en ressort quelque chose de personnel à l’arrivée…