Cela fait quelques années déjà que La Féline – alias Agnès Gayraud, accompagnée de divers musiciens – rode ses chansons sur la scène parisienne, et au-delà. Quelques formats courts ou mi-longs avaient déjà donné à entendre le battement de ce cœur bizarre qui s’exprime aujourd’hui sur format long avec “Adieu l’enfance” : l’emballage, géométrique et harmonieux, révèle une sensibilité vive et lyrique. Sous la concision pop, les sentiments à nu : entre angoisse et nostalgie rêveuse, inquiétude et quête d’apaisement, Agnès met en équerre ses états d’âme et impose une esthétique, à mi-chemin d’une synth-pop spartiate, parsemée d’éclats de guitare “curesques”, et d’un registre plus intime, introspectif, à l’ascendance difficilement discernable. Ni secrètes ni exubérantes, proches et lointaines à la fois, les chansons de La Féline sont sans artifice mais ne renoncent pourtant jamais à cette part de séduction qui fait l’essence de l’art pop : tapi dans l’ombre, le complice de toujours Xavier Thiry ordonne synthés et boîtes à rythme, mais l’émotion n’est jamais aussi vive que lorsque la chanteuse se retrouve seule, à voix nue, entre lucidité et hallucination (“Rêve de verre”, “Dans le doute”). Un soir de septembre, nous avons discuté avec cette longue brune sans filtre, qui pense la musique autant qu’elle la fait.
As-tu l’impression que ce disque arrive au bon moment pour toi, dans un contexte musical qui n’est pas le même que quand tu as commencé, il y a quelques années ?
Ce qui est sûr, c’est que j’avais vraiment hâte, parce que ça fait presque trois ans que j’ai commencé à écrire ces chansons-là ; entre-temps, il y a eu pas mal de péripéties, d’atermoiements, de collaborations qui étaient des fausses pistes. La gestation a été longue, un peu trop. J’aurais sans doute pu m’épargner quelques souffrances et quelques erreurs… Du coup, la question de savoir si c’était le bon moment en termes d’actualité musicale est devenu pour moi complètement accessoire : l’existence de ce disque revêt pour moi une telle nécessité que peu importe le monde dans lequel il va naître (rires). Je suis convaincue de son honnêteté, et de sa vérité, dans ce sens-là au moins : Xavier et moi, on s’est retrouvés avec une TR 808, un synthé, une basse et une guitare, et on s’est dit : qu’est-ce qu’on fait ? C’est le moment où j’ai eu envie de chanter en français, et progressivement le disque a commencé à signifier pour moi cet adieu à l’enfance, les années 80, ces sons-là, que j’aimais entendre à la radio, enfant : des sons qui répondent à des symboles intérieurs… Et c’est vrai que j’ai entendu ce discours dans les maisons de disques : on me disait « oui, Lescop… », parce que c’est synthétique, chanté en français, alors que dès que tu écoutes un peu en détail, tu ressens que c’est très différent. Mais j’ai grandi dans les années 80, alors oui, il y a aussi ces influences new wave : Andie Oppenheimer, Wire, les Cocteau Twins, etc. et, pour faire la part des influences moins légitimées par le bon goût, les chansons d’Elsa ou de Balavoine… Et avec Lescop, on raconte l’un comme l’autre des histoires de forêts – c’est un héritage qui nous dépasse d’ailleurs, ça vient du romantisme – mais pour moi c’est plutôt une forêt émotive, ancrée dans la mémoire, dans l’intériorité.
Comment définirais-tu plus précisément cette « nécessité » ?
Jusque-là, je n’avais fait que des EP, des formats courts, ce qui limitait forcément l’expression. Il y avait aussi le fait que La Féline était un groupe, et qu’il fallait donc écouter les avis des uns et des autres, même si c’était moi qui apportais les compositions. Là, c’est davantage un moment de solitude : étant confrontée à cette solitude dans le processus de création, je me suis rapportée à ma propre vision du monde, et du coup je me suis vite représenté les chansons que j’écrivais comme s’insérant dans un album. Les chansons n’ont pas été composées puis assemblées ensuite…
Tu as donc écrit ces chansons sur une période assez ramassée ?
Oui, il y en a juste une ou deux qui étaient censées être dans le disque et qu’on a retirées après, mais sinon l’essentiel a été composé en un été, j’ai même enregistré à cette période un morceau du disque, “Rêve de verre”, dans une chapelle à Toulouse. La version qu’on trouve sur le disque, c’est celle du Dictaphone. Il était déjà clair pour moi alors que “Le Parfait Etat” serait la dernière chanson du disque. Ça me manquait d’exprimer quelque chose de bout en bout, de contrôler l’ensemble.
Il y a toujours eu une sorte d’ambiguïté dans cet intitulé, La Féline, qui est au singulier mais recoupe aussi une notion de collectif, et là tu sembles dire que tu t’es davantage recentrée sur le projet de façon personnelle, c’est donc davantage un disque solo que les précédents ?
Oui, c’est un peu plus ça. Xavier (synthés et production, ndlr) a plus eu un rôle de maïeutique cette fois-ci, il était vraiment l’accoucheur des morceaux. Il m’encourageait à trouver moi-même toutes les idées, pas du tout pour s’en débarrasser, mais pour que le résultat final ressemble vraiment à ce que je voulais faire. Xavier est super important, c’est lui qui donne ce son avec ses synthés et sa TR 808, et en même temps c’est moi qui ai dirigé artistiquement l’ensemble, en apportant les idées d’arrangements. Le synthé sur “Adieu l’enfance”, je l’ai composé, ensuite on a travaillé ensemble dessus… Avec Xavier on va sans doute continuer à faire des choses ensemble, mais il n’avait pas forcément envie de refaire encore de la scène. Donc oui, je me suis un peu plus approprié le personnage… qui n’est pas vraiment un personnage d’ailleurs, c’est plutôt un programme psychique, un programme de métamorphose, d’expression…
Oui, on sent en tout cas que tu as cherché plus d’intimité sur ce disque, tu ne cherches pas à théâtraliser ton personnage, comme peut le faire Christophe par exemple… Tu n’es pas un « personnage » au sens où lui peut l’être…
Oui, et en même temps c’est ce qui m’a plu chez Christophe quand je l’ai rencontré, c’est qu’il est réellement comme ça ! Du coup, ça rejaillit sur sa vie. Mais c’est difficile d’avoir l’audace d’être un personnage, d’autant plus quand on est une femme et qu’on s’appelle La Féline… Je ne peux pas l’interpréter comme un personnage, ce serait limite trop ringard (rires) ! L’idée n’est pas de me glisser dans un costume convenu, c’est à peu près tout le contraire en fait.
Le nom suggère au moins une dimension cinématographique, quelque chose d’iconique… Sur l’album, on a l’impression que tu fais une synthèse entre cette dimension très esthétique, et un côté plus personnel, « intimiste » …
« Intimiste », c’est un mot que je n’affectionne pas beaucoup, pour moi, c’est la version féminine de la musique d’ascenseur : quand on dit « intimiste », on pense à quelqu’un qui chuchote, mais on n’écoute pas ce qu’il dit, au fond… Sur le disque, des morceaux comme “Zone”, la fin d’“Adieu l’enfance” ou “T’emporter” sont pour moi épiques, au contraire, pas intimistes en ce sens-là. Bien sûr il y a une psyché, mais il y a aussi de l’architecture, des lignes de fuite, des tensions, des élans…
Oui, dans ce sens on peut dire que tu cherches quelque chose d’esthétique, d’expressif en soi. Mais on peut comprendre aussi « intimiste » dans un sens positif, au sens où on tend l’oreille pour écouter ce que tu as à nous dire…
Oui bien sûr, même si l’autre aspect essentiel pour moi, c’est de traiter la voix comme un instrument. Évidemment le texte doit être intelligible, il y a la volonté de dire des choses, mais aussi de rester assez pop dans la diction : du coup, ça lutte un peu contre l’expression, mais j’essaie de me tenir sur cette ligne de crête justement.
À ce propos, l’album est entièrement en français, alors que tu as chanté en anglais par le passé. A priori l’anglais se prête davantage à cet aspect pop que tu défends, qu’en penses-tu ? Il y a toujours l’idée, fondée ou pas, que le français est moins « plastique » que l’anglais…
C’était un choix délibéré. J’avais sorti l’EP “Echo” avec quatre reprises, dont la dernière était “Le roi a fait battre tambour”, un morceau anonyme du XVIIIe siècle. Quand je le chantais sur scène, je sentais que l’écoute des gens devenait tout d’un coup différente. Il y avait une force particulière. En même temps, au-delà du texte, ça restait purement musical : dans cette chanson, il y a cette espèce d’anaphore qui fait que les gens sont bercés, la signification ne l’emporte pas sur ce qui est perçu musicalement, même si la chanson raconte une histoire. J’ai trouvé ça puissant, et je me suis dit qu’il était dommage d’avoir cette ressource à disposition et de ne pas essayer d’en faire quelque chose. Et puis, même si ça peut paraître convenu de dire ça, je pense qu’il y a quelque chose du passage à l’âge adulte qui se joue là. Il m’est arrivé de me demander, quand je chantais en anglais, à quoi ça servait… Comme un petit sentiment d’arbitraire dans le fait d’utiliser une langue qui n’était pas la mienne. Pourtant, j’essayais vraiment de les écrire, ces textes en anglais, mais je me disais que ce n’était pas fait pour être écouté. Il y avait une sorte d’engagement dans l’écriture qui perdait son sens si je restais dans la langue anglaise. Par ailleurs, je pense qu’on peut faire sonner le français, que c’est une langue assez plastique aussi. Et puis j’aime aussi l’aspect assez cérébral de cette langue, finalement. Chez Stereolab, par exemple, dans les textes en français de Laetitia Sadier, il y a une séduction, quelque chose d’assez mystérieux dans cette diction française, un peu nasale, en haut des maxillaires. Donc pour moi, dans ce passage au français, il n’y avait pas de renoncement à la séduction, ni la volonté de me jeter à corps perdu dans la variété française ! (rires) Il n’y avait pas de calcul par rapport à une attente hypothétique des maisons de disques. C’est juste que je me sentais mieux, et plus fière. C’est comme une fierté plus grande…
À ce propos, reconnais-tu des chanteurs français comme influences ? Quelqu’un comme Dominique A, par exemple, qui à ses débuts parvenait à accommoder au français des influences plutôt new wave ?
Bashung aussi, avec des morceaux comme “What’s in a Bird” ou “Lavabo”, avec Gainsbourg, j’adore. Dominique A, oui, je l’ai écouté à l’époque de “La Fossette” et de “La Mémoire neuve”, quand c’est sorti, “Remué” aussi avec cet incroyable morceau “Avant l’enfer”, et j’aimais beaucoup, sans forcément d’ailleurs mesurer la nouveauté de la chose à l’époque. Je l’ai vu plusieurs fois en concert et je trouve ça très bien… Mais comme inspiration pour ma musique, comment dire… je trouve qu’il manque de mystère : j’ai un penchant pour les artistes qui ne craignent pas d’aller vers un peu plus d’extravagance, dont tu as l’impression qu’ils n’appartiennent pas tout à fait au cours normal des choses – c’est mon côté Ziggy Stardust. Dominique A me semble avoir renoncé à cette part de séduction qu’il y avait dans cette part « glam » de la pop. Sa musique est morale, intelligente, elle a plein de qualités, mais elle n’est pas sexy ! C’est un choix que je respecte entièrement, mais j’ai un attachement d’enfant pour le strass, je crois !
C’est sans doute dû à sa personnalité vocale aussi : quand il reprend “Je t’ai toujours aimée” de Polyphonic Size ou “Je t’aime tant” d’Elli & Jacno, il apporte une certaine chaleur à ces chansons, qui à la base se veulent détachées, sans pathos appuyé… Il y a chez Dominique A ce vibrato dans la voix, ce côté tremblé…
Oui, pour le coup j’aime beaucoup ça, là je reconnais qu’il y a une vraie émotion qui passe. Ça, c’est génial chez lui, parce que justement, il y a un aspect très cérébral dans son écriture, mais aussi une grande expressivité. Il va d’ailleurs de plus en plus vers des choses hispanisantes, avec des suites d’accords qui rappellent le flamenco et qu’on retrouve parfois dans ma propre musique (Agnès a des origines espagnoles, ndlr). Bon, espagnol, flamenco, tout ça d’ailleurs, c’est vite dit. C’est plutôt l’idée des gammes exotiques, qui d’un certain point de vue se ressemblent toutes ! J’avais lu que Robert Smith avait eu l’idée du petit solo de “Killing an Arab” après avoir écouté des musiques que son frère avaient rapportées d’un voyage en… Inde ! Ce riff arabisant provient en fait de la musique indienne…. On n’est pas très habitué de fait à distinguer les différentes gammes : dorienne, phrygienne… En tous cas, ce goût pour les gammes exotiques, on le retrouve souvent chez des artistes qui ont le sens du pathos : on retrouve ça chez Robert Smith ou Dominique A, donc. Et en un sens, c’est vrai, j’avoue que j’ai l’impression d’appartenir à ce genre de famille.
On a le sentiment que tu es cette fois plus pop, moins lyrique, est-ce que c’est dû à ce passage au français ?
Oui c’est sûr, ça joue, il y a une contrainte interne à la langue, qui peut peut-être être transgressée, mais je n’ai pas encore trouvé la manière satisfaisante de le faire : il y a comme une contrainte d’intelligibilité quand tu chantes en français. Et d’ailleurs, quand je fais des vocalises sur l’album, c’est sur “Zone”, quand je chante en espagnol, ou sur “T’emporter”, “Le Parfait Etat”, bref ce n’est pas du texte mais des pures vocalises.
Ces passages un peu étranglés sont émouvants parce que justement il n’y a pas cette contrainte du sens, on sent une espèce de libération dans le chant…
Oui, et ça pour le coup c’est quelque chose que j’ai envie de développer, ce n’est pas du tout une possibilité à laquelle je renonce. C’est vrai que dans ce disque il y a une dimension de contrôle, une part apollinienne, c’est très dans la mesure, le côté pop, écrit. C’est aussi lié à la collaboration avec Xavier : forcément, dans une collaboration il y a une domestication qui se fait, y compris dans le morcellement de la création, qui est un processus discontinu dans le temps…
Il y a aussi l’enjeu, le fait de devoir faire la bonne prise.
Oui, et plus ça va, plus je me dis que ce qu’on cherche, ce qui fait l’essence de cet art-là, c’est la spontanéité : qu’elle passe par des tics de langage, par des formes de respiration ou par les prises au moment d’enregistrer… Les accords, eux, sont réductibles : beaucoup de chansons partagent les mêmes accords, etc. Donc, s’il y a quelque chose d’irréductible, c’est l’instant, ce qui est saisi d’instantané dans la chanson, même si c’est le fruit d’une division du travail monstrueuse, comme dans le r’n’b contemporain. Mais même là, on cherche la spontanéité. Je me posais d’ailleurs la question : pourquoi toutes ces chansons, de Rihanna et autres, sont remplies d’interjections ? En fait c’est leur façon de capter la spontanéité, de capter cet élément qui est indispensable.
La spontanéité n’est-elle pas plutôt au moment où tu crées une ligne vocale ?
Oui, mais il faut l’enregistrer à ce moment-là ! C’est toute la différence avec une composition écrite…
Il faut bien que ça se fige à un moment donné.
Oui, sinon tu le perds ! Mais c’est aussi pour ça que dans la pop il y a un culte de la « demo ». On a toujours l’impression que dans la demo c’était vachement plus vivant, ou intense, spontané…
Finalement, ce qui fait qu’une œuvre est une œuvre, c’est qu’il y a à la fois la spontanéité et le contrôle. Comme un échange permanent entre les deux… Comme tu disais, à un moment donné le côté apollinien prend le contrôle sur le côté dionysiaque !
Oui, et l’atout incroyable de cet art sur les autres, c’est justement ça : l’enregistrement. Mais malheureusement, le home studio fait aussi que tu peux tellement revenir sur un enregistrement que l’erreur et l’imperfection, qui font aussi partie de la dimension dionysiaque, sont restreints, sans cesse menacés par le « clic »…. J’ai d’ailleurs l’impression que plus ça va, moins on tolère les imperfections !… J’adore ce morceau de Jonathan Richman, “I Was Dancing in the Lesbian Bar”, or si tu réécoutes l’enregistrement studio, c’est assez catastrophique (rires). Et je me disais : « c’est fou, j’ai un rapport à l’idée du morceau, plus qu’au morceau lui-même » : c’est une esquisse, il n’a jamais été qu’une esquisse, et sa perfection n’est que dans mon esprit ! Et ça me suffit. J’avais vu Jonathan Richman en concert à San Francisco : très bizarre ce concert d’ailleurs, il s’arrêtait en plein milieu des morceaux, il était très désinvolte, mais fascinant aussi. Si je me souviens bien, il avait super mal joué cette chanson, pas vraiment en rythme, en changeant la mélodie, c’était très frustrant, et j’ai voulu réécouter le morceau pour retrouver la sensation que j’avais ressentie à l’origine, mais bizarrement, en réécoutant la « bonne » version, le morceau n’était toujours pas là ! Je n’entendais plus qu’un truc imparfait par rapport à la chanson pop parfaite que j’avais en tête. C’est comme si l’imperfection même du morceau avait suscité une écoute créative. Peut-être que le fait d’être désormais en permanence entourés de musique nous rend moins tolérants à l’imperfection… On ne va pas faire de grandes conclusions sociologiques, mais… On dirait que l’attention est moindre, les chances qu’on donne à une chanson de se répéter sont moindres, ou alors c’est vraiment qu’elle est matraquée…. Enfin, d’une certaine manière il faut aller la chercher, “I Was Dancing in the Lesbian Bar”… Elle ne vient pas totalement jusqu’à toi, quoi (rires). Alors que si tu veux être entendu, il faut aller jusqu’à l’auditeur le plus possible ! Enfin c’est la logique de l’industrie, en tout cas… Mais est-ce qu’à la fin tu ne chéris pas plus la version bancale d’une chanson parfaite que la version achevée qui n’a plus besoin de toi pour être parfaite ?
À l’écoute du disque, on se dit que tu as essayé de synthétiser tout ce qui fait l’identité sonore de La Féline, est-ce que c’était délibéré ? Ou c’était vraiment les chansons du moment ?
Je pense qu’il y a une part de moment. Ce « moment de solitude », pour le coup (rires). Forcément, je me suis posé la question de savoir ce que c’était La Féline, quel était le propos, ce que j’avais à apporter…
… À l’humanité ? (rires)
Ouais (rires), enfin tout simplement pourquoi ramener ma fraise, quoi ! Il y a un texte de Lester Bangs, où il dit qu’Iggy Pop est le seul mec, quand il est sur scène, qui soit prêt à encourager le public à prendre sa place, s’il se sent plus fort que lui. C’est une prise de risque énorme. Mais à mon avis, il faut toujours avoir ce risque en tête : tu ne montes pas sur scène parce que c’est convenu, parce que c’est prévu « comme ça », mais parce qu’il n’y a que toi qui peux faire ce que tu vas faire… Et si tu en doutes, c’est que tu sens illégitime. Ça m’arrive aussi parfois : quand je compose, il y a des moments où je me dis « non, ça ce n’est pas La Féline, ce n’est pas à la pointe de ce que je veux exprimer », donc ça joue un rôle important : tu n’es pas juste dans un rapport à des compositions, tu as besoin de les incarner, et tu veux être la meilleure personne pour porter ces compositions à l’oreille des gens.
C’est toujours la question de la légitimité quand on est dans une démarche artistique.
Oui, c’est ça… Il a fallu que je fabrique une réponse à cette question, même si personne d’autre ne la posait… à part moi ! (rires)
Justement on a l’impression que chez toi il y a la volonté d’échapper au questionnement, de retrouver une naïveté à travers la musique, quelque chose de spontané, de pas intellectuel. Pourtant le côté réflexif de la pop fait partie de toi aussi, comment tu arrives à dissocier les deux ?
Oui, en même temps j’ai commencé à faire des chansons à 6 ans, donc je n’étais pas super réflexive ! Il y a un ancrage qui est très enfantin, j’ai fait des chansons enfant. Ça ne lutte pas vraiment à ce niveau-là. Ca a lutté en termes d’emploi du temps, ou d’institution, mais c’était plutôt un problème social ou de sociabilité si tu préfères. Mais concernant la création elle-même, il n’y a pas vraiment de conflit. Bien sûr, il y a de l’anticipation et de la culture quand tu crées une chanson, mais finalement, même au stade de réflexivité où je peux être quand je travaille sur Adorno et que j’interroge la pop, j’en arrive à ce fait que c’est la captation qui va faire la valeur du résultat. Je suis plutôt dialectique de ce point de vue-là : c’est un déséquilibre, mais qui ne m’est pas totalement inconfortable (rires). Avant, je ne mélangeais pas trop le propos philosophique avec mon intérêt pour la musique, et le fait de les avoir mélangés, de leur donner un lieu spécifique avec mon blog, ça m’a décomplexée d’être trop intellectuelle, si je puis dire (rires).
Dans ton album, on retrouve des sons des années 80, mais comme filtrés par le temps et la mémoire, comme un écho… Dans son livre “Rétromania”, Simon Reynolds évoque cette idée à propos des groupes américains “chill wave”. Il cite un musicien qui dit : « peut-être qu’on fait ce genre de musique parce qu’on l’a entendue en dormant, à travers le mur de la pièce d’à côté où nos parents regardaient la télé », il parle de « pop hypnagogique »…
Oui, à travers le mur… Mais l’important, c’est qu’on sente le mur ! Je n’ignore pas que cette musique est codée, mais justement le lyrisme, pas au sens vocal, mais au sens d’enjeu expressif, c’est peut-être aussi une façon de compenser toute la part de « code » qui se trouve dans une musique dont tu hérites les sons. Si j’avais pris ce genre de sons pour faire des chansons désincarnées, j’aurais à nouveau ce sentiment d’arbitraire… Effectivement, peut-être que je dis davantage « je », que je dis des choses plus explicites qu’avant… C’est un équilibre esthétique : si tu te contentes d’utiliser des codes, et en plus en y mettant de la distance, ça donne une musique d’ascenseur !
Mais tu gardes un propos esthétisé malgré tout, on n’est pas non plus dans l’épanchement, dans un registre « variété »…. Pourquoi le choix d’“Adieu l’enfance” comme premier single ? C’était symbolique?
Oui, c’était une déclaration d’intention (rires).
Il n’y a pas que ce single, beaucoup de mélodies restent…
Les mélodies, j’y tiens beaucoup, et peut-être que ça a contribué aussi à « domestiquer » un peu les vocalises parfois… Enfin c’est la mélodie pop à la française… Je pense que c’est davantage un album de compositions, il y a des compos quoi, et c’est dans les pages blanches des compositions que les vocalises ont le droit de se glisser. Il y a des choses assez différentes, la boîte à rythmes n’est pas partout, il y a des morceaux guitare-voix, parfois même juste a capella. Il y avait aussi le souci de faire une musique qu’on puisse reproduire telle quelle sur scène. Donc très peu d’overdubs, et parfois c’était difficile, parce que ça demandait un travail d’arrangements, pour trouver LE bon arrangement, le seul qui suffise pour que ça tienne, que ça soit solide. Il y avait un souci d’ascèse, et d’incarnation en même temps : tout ce que je voulais pouvoir emmener avec moi une fois sur scène.
Maintenant que l’album est terminé, j’imagine que tu as pris du recul sur le disque, que tu le vois davantage de l’extérieur. Comment vis-tu cette étape de séparation ?
Pour le moment, je me prépare à ça, sans non plus surestimer l’attente des gens, mais en ayant confiance dans la valeur du disque, dans ses limites aussi… La seule chose qui m’embêterait au fond, c’est qu’on le prenne le disque pour une œuvre froide. Je pense que ce n’est pas un disque froid, je le crois très chaleureux en un sens. Mais tu vois, une chanson sur l’enfance qui aurait été faite avec des petits sons ronds et doux, en versant une larme à la fin, n’aurait pas exprimé cette tension que je cherchais à rendre : il y a une ambivalence, une enfance un peu malheureuse à laquelle dire adieu, et en même temps c’est un déchirement… Je voulais exprimer cette tension-là. Donc même s’il y a une part de froideur dans les sons, ou de distance, ça m’ennuierait qu’à la fin on ne saisisse pas cette ambivalence. La mise à distance est un moyen, pas une fin. La fin, c’est plutôt une grande empathie je crois… C’est pour ça que j’admire quelqu’un comme Lana Del Rey : elle suscite une ferveur… Je trouve ça bien (rires). Je n’ai pas un public aussi large bien sûr, mais dans le cercle des gens qui suivent La Féline, il y a un peu de ça, parfois, et je trouve que la pop c’est aussi fait pour ça, voilà : faire fantasmer les gens ! (rires)