NURSE WITH WOUND – Huffin’ Rag Blues
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Cela fait trente ans que Steven Stapleton, l’âme de Nurse With Wound, construit en solitaire une œuvre unique, pleine de mystère et en perpétuel renouvellement.
Une œuvre qui doit compter au moins une soixantaine de réalisations depuis le mythique "Chance Meeting on a Dissecting Table of a Sewing Machine and an Umbrella" (la définition du Beau d’après Lautréamont dans "Les Chants de Maldoror") dont l’histoire retient la célèbre notation du magazine Sounds : ????? au lieu des cinq étoiles représentant la note maximale décernée à un disque. Il faut dire que ce disque rigoureusement dada et gorgé de guitares dont les cordes semblent avoir été remplacées par du fil de fer barbelé, est un objet hors norme, dissonant et froid, enregistré en une journée par trois non musiciens. C’est effectivement un disque qui peut paraître incompréhensible, mais cette rencontre du punk le plus élitiste et des provocations surréalistes en fait un objet fascinant et déconcertant qui explique le désarroi du pauvre John Gill dans les colonnes de Sounds !
Pour ajouter au mystère, sa pochette SM hardcore contenait la célèbre Nurse With Wound List. Une page format A4 qui cite environ trois cent groupes, dont certains totalement obscurs, qui constituent la culture musicale de Nurse With Wound. Cette liste, devenue mythique, a rendu fou plus d’un collectionneur et même l’illustre BBC s’y est penchée en lui consacrant une émission de quatre heures. Tout aurait pu s’arrêter là, avec ce disque suicidaire que même les libéraux de Rough Trade avaient refusé de distribuer, mais au lieu de ça Nurse With Wound est devenu un véritable mythe, un projet musical inclassable et sans aucun équivalent.
A ses débuts Nurse With Wound compose une sorte de musique concrète, bruitiste, lorgnant du côté du krautrock, où l’humour noir et les ambiances dérangeantes se côtoient (allant même jusqu’au sordide avec ce "Nein Papa, ich will nicht Papa" que supplie une petite fille en pleurs sur "Fashioned to a Device Behind a Tree") et qui fait que le groupe a longtemps été cantonné dans la catégorie musique industrielle.
Mais c’est sous-estimer la culture musicale encyclopédique ainsi que la farouche curiosité de Steven Stapleton qui ne cesse d’intégrer à ses délires avant-gardistes une multitude d’éléments propres aux musiques dites populaires. Jazz, musiques cubaines, instruments folkloriques, easy listening, rap, pop (les collaborations avec Stereolab et la reprise du "Rock and Roll Station" de Vince Taylor en sont de très beaux exemples)… sont alors détournés, déconstruits dans une démarche à mi-chemin entre les cadavres exquis et les collages électroacoustiques pour produire ce que certains nomment Nurse Music à défaut d’étiquetage adapté.
La seule constance avec Nurse With Wound, c’est qu’on ne sait jamais ce qui va se passer d’un disque à l’autre, et c’est bien le cas avec ce "Huffin Rag Blues", les précédentes sorties ne laissaient pas deviner une plongée dans des ambiances jazzy lounge comme on pouvait en trouver dans les clubs du Los Angeles le plus louche des années 50.
Un disque, ou plutôt un mauvais trip, celui d’un certain Willy The Weeper, tant ces ambiances a priori inoffensives peuvent basculer dans une autre dimension beaucoup plus angoissante.
Sorte de chute lynchienne dans laquelle le jazz très "cool" peut être brutalement envahi de hurlements d’animaux ("The Funktion of the Hairy Egg"), où l’on croise un faux Nick Cave ("Black Teeth") avant d’être embarqué dans une course poursuite au volant d’une bagnole incontrôlable ("Cruisin’ For A Bruisin’")…
Steven Stapleton, entouré des fidèles Colin Potter, Andrew Liles, Diana Rogerson (Madame Stapleton) et d’une multitude d’invités (dont le truculent Alasdair Willis, l’homme de Vitamin B12, sûrement le projet le plus proche de l’esprit de Nurse With Wound), s’amuse à nous malmener tout au long de ces onze morceaux qui font de ce disque très évocateur un hommage tordu aux séries fantastiques américaines des années 50.
Et puis, au milieu de cette expérience surréaliste, on tombe sur "Thrill of Romance…?", une perle où sur une rythmique jazzy vaseuse, une guitare très inspirée accompagne Freida Abtan qui chante, entre tristesse et dédain, sa solitude nocturne ("Loverman where can you be ?"). Un morceau terriblement poignant dont il est impossible de se défaire et qui rappelle la beauté empoisonnée de la reprise du traditionnel "Black is the Color of My True Love’s Hair" (sur l’album "She And Me Fall Together in Free Death"), autre sommet dans une discographie déjà vertigineuse.
Cyril Lacaud
Willy the Weeper
Groove Grease (Hot Catz)
The Funktion of the Hairy Egg
Black Teeth
Thrill of Romance…?
Livin’ With the Night
Ketamineaphonia
Juice Head Crazy Lady
Wash the Dust From My heart
Cruisin’ For a Bruisin’
All of Me