GEOFF EMERICK – En Studio Avec Les Beatles
(Le Mot et le Reste) – acheter ce livre
Après la colossale et définitive somme que constitue "Les Beatles par les Beatles", sorti au même moment que la série des trois anthologies (à la fin du 20ème siècle, donc), on pensait avoir clos le dossier Beatles en matière de sources de renseignements. Selon l’adage "Mieux vaut s’adresser au Bon Dieu qu’à ses Saints", quoi de plus fiable que l’histoire des Beatles racontée par eux-mêmes ? Mais des psychopathes dans mon genre n’en ont jamais assez. Lorsqu’on est, comme votre serviteur, un fan au dernier degré (le genre à détenir chez soi "Les Beatles au jour le jour" de Barry Miles, pour savoir ce qu’ils ont bien pu faire dans la journée du 3 avril 1965 à 14h12), et que l’on accorde aux questions de studio et aux techniques d’enregistrement une importance cruciale, l’arrivée du livre de Geoff Emerick arrive à point nommé. Arrivé à EMI à l’âge de 15 ans, Geoff eut l’insigne honneur d’assister à la première séance de studio des Fab Four (juin 1962), et à la dernière (23 août 1969, dernière fois que John, Paul, George et Ringo se retrouveront tous les quatre dans un studio d’enregistrement). Nommé ingénieur du son attitré du groupe à partir du 6 avril 1966, date de la première séance de l’album "Revolver", Geoff Emerick va contribuer, avec le producteur George Martin, à révolutionner les techniques d’enregistrement des disques pop et participer à l’écriture d’une des plus belles pages de l’histoire de la musique du 20ème siècle.
Et Geoff raconte. Tout. Le livre fourmille de petites anecdotes d’enregistrement, qui rajoutent encore du piment à des morceaux intouchables. Et de nombreuses choses s’éclairent soudain : le son de batterie sur "Tomorrow Never Knows", le son de basse développé par McCartney dès "Paperback Writer", l’enregistrement de "Sgt Pepper’s" en détail, chanson après chanson, les trouvailles mélodiques folles, et le travail de production extraordinaire qui s’en est suivi. Emerick nous fait prendre conscience des limites techniques qui ont poussé les Beatles et leur équipe à les transcender. Comme Geoff l’affirme lui-même dans son livre, les Beatles étaient d’excellents musiciens mais ne comprenaient pas les limites de leurs instruments. Du fait de leur méconnaissance de la théorie musicale, ils ne s’imposaient pas les barrières que les musiciens classiques se fixaient de par leur éducation musicale. Ainsi, les Beatles poussaient les instruments, les techniques d’enregistrement, à leurs extrêmes limites. C’est ce sens de l’innovation, cette démarche progressiste et moderne, mélangée à leur sens inouï de la composition, qui ont permis aux Beatles de trôner au sommet de la Cathédrale Pop dont ils constituent la clé de voûte. Et Geoff Emerick raconte ce quotidien, cette époque incroyable où l’on révolutionnait la pop tous les soirs à partir de 20 heures. Intrigant, exaltant, ce bouquin renferme surtout beaucoup d’anecdotes profondément émouvantes. Plus que n’importe quel groupe des sixties, les Beatles étaient des amis, des frères. Une famille, en un mot. Et l’on assiste à l’apogée du couple Lennon-McCartney, puis les choses se détériorent doucement, les animosités se réveillent… Les Beatles deviennent adultes et ne forment plus un groupe, mais quatre individualités, ainsi que le précise Emerick lui-même, qui prendra la porte pendant quelques temps au beau milieu des séances du "White Album", lassé des tensions permanentes dans le studio à cette époque. La force du livre tient aussi à la mise en avant de cette composante humaine.
Si Emerick évoque les moments de génie (Les Fabs débarquant dans le studio pour présenter à l’équipe un nouveau morceau intitulé… "A Day in the Life"), il a néanmoins, par instants, des mots assez durs envers Ringo Starr, et encore plus envers George Harrison qu’il présente, du moins dans la première partie de la carrière du groupe, comme un instrumentiste limité que McCartney remplace fréquemment pour jouer les parties de guitares à sa place. De la même manière, Lennon ressort comme un personnage cyclothymique, bien que d’un talent hors du commun, et il semble certain, à la lecture de ces pages, que la présence permanente de Yoko Ono – elle serait tout de même allongée à temps complet dans un lit de camp planté au beau milieu du studio pendant une partie de l’enregistrement "Abbey Road" – à partir du milieu de l’année 1968 a eu pour effet d’exacerber des tensions au sein du quatuor. Seul Paul McCartney est presque totalement épargné, ceci tenant principalement à la proximité naturelle de Geoff et Paul, et au fait qu’ils ont ensuite été amenés à travailler ensemble après la dissolution du groupe (sur "Band on the Run", "Pipes of Peace" ou "Flaming Pie").
Traduit par le grand Philippe Paringaux (également traducteur du "Beatles par les Beatles"), préfacé par Elvis Costello (avec qui Emerick travailla comme producteur sur "Imperial Bedroom"), "En Studio avec les Beatles" est absolument indispensable pour tout fan amateur de techniques, avide de compréhension du mode d’enregistrement des Beatles. Présent avec les Beatles de "Revolver" à "Abbey Road", Emerick est un des responsables de la longévité de ces disques, et représente clairement un des acteurs de la Révolution.
Frédéric Antona