TRICKY – Mixed Race
(Domino Records) [site] – acheter ce disque
Je crois qu’au sein de l’humanité il n’existe que deux catégories de personnes : ceux qui écoutent la musique en album et ceux qui l’écoutent en "aléatoire" (ou en single, c’est selon chacun). Non content de pouvoir transporter l’ensemble de sa musique avec soi, il va désormais du sens commun d’enchaîner musique classique avec électronique ou métal (pas forcément dans cet ordre), selon notre humeur du moment. Mais étant d’incorrigibles flemmards (et râleurs en plus), il nous revient tout de même la tâche colossale d’arrêter notre oreille sur l’un des 12 000 titres que contient notre baladeur, afin de choisir celui qui égayera notre journée. Face à cette angoisse existentielle, le génial Tricky a pensé à nous en concoctant une petite expédition musicale, symbiose infernale au goût étrange, comme une prise de conscience de notre descendance musicale commune.
Pour les amateurs du rappeur trip hop – dont il est d’ailleurs un des fiers représentants – on reste en terrain connu. Tricky a toujours mélangé les influences, et s’en donne à coeur joie dans ce voyage – un peu court – d’une petite demi-heure. Par rapport à son précédent album ("Knowle West Boy"), les influences apparaissent moins diluées, paradoxalement plus reconnaissables, ce qui donne à l’ensemble un côté très best of. Ça débute funk ("Every Day"), et ça enchaîne cool jazz ("Early Bird"), blues ("Come To Me") et ça s’aventure même sur le terrain du raï (l’étonnant "Hakim" avec le chanteur Hakim Hamadouche). Si par certains côtés, on trouve quelques titres un peu racoleurs ("Ghetto Stars" et ses bruits d’armes à feu un peu clichés ou le très club "Time to Dance"), il faut reconnaître que la patte Tricky séduit. Sa réappropriation des styles musicaux avec une facilité faussement évidente, son utilisation effrontée de riffs ancrés dans la mémoire collective (le thème de la série télé Peter Gunn, plus connu pour sa revisite par les Blues Brothers avec "Murder Weapon") donnent une réelle crédibilité à ce mix qui se défend de la pauvreté musicale habituelle des revisites hip hop.
Si Tricky exprime son besoin de revenir à un résultat brut, il faut cependant saluer son travail d’arrangements qui rend l’écoute fluide et sans accrocs (l’ambiance tamisée de "Early Bird", les violons aériens de "Ghetto Stars"). Mais cette "Mixtape Race" a surtout le culot de rassembler autant de genres différents et de rallier les (derniers ?) détracteurs peu enclins au mélange musical, populaire, underground pour parler jeune. Parmi les 11 titres qui font un peu figure d’échantillon, chacun y trouvera son compte et pourra même s’étonner, entre un morceau trip hop et une ballade à la guitare acoustique ("Friend Went To Jail", final érotique de l’album où le rappeur et la chanteuse s’échangent leurs paroles en chuchotant) d’apprécier un morceau aux accents ragga ("Bristol To London" – enfin !). Direct, assumé, "Mixed Race" n’a rien du Tricky provocant des débuts. Il sonne avant tout comme le regard d’un artiste sur 20 ans d’expériences musicales, à naviguer en eaux troubles. Si les fans de la première heure seront déçus (ils le sont déjà), ils pourront noyer leur chagrin en découvrant leur idole sous un jour ordinaire. N’ayez point honte en reconnaissant, vous aussi, que vous avez agité la tête sur "UK Jamaican" (revisite funk du "Technologic" des Daft Punk). Bienvenue parmi les vivants.
Pierre Gourvès
A lire également, sur Tricky :
la chronique de « Knowle West Boy » (2008)
la chronique de « Vulnerable » (2003)
Every Day
UK Jamaican (Kingston Logic)
Early Bird
Ghetto Stars
Hakim
Come to Me
Murder Weapon
Time to Dance
Really Real
Bristol to London
Friend Went to Jail