Bien plus que des entrepreneurs, certains patrons de label sont des artistes. On l’observe, quand leurs sorties se distinguent par une esthétique originale et cohérente, ou quand ils signent des artistes en fonction de goûts pointus. Stéphane Grégoire, du label d’Ici d’Ailleurs, appartient à cette catégorie. Il va même plus loin que ses confrères, quand il monte des projets de toutes pièces, comme avec cet hommage à la musique de Coil qu’avait été This Immortal Coil, en 2009, comme encore en 2012, avec le groupe Numbers Not Names.
Ce quartet, en effet, est un pur produit des fantasmes de Grégoire. C’est de sa propre initiative qu’ont été réunis ces artistes, qui n’avaient pour point commun que de lui plaire. Deux d’entre eux proviennent du hip-hop : Crescent Moon, alias Alexei Casselle, rappeur chez Oddjobs et Kill the Vultures, devenu plus disponible depuis la fin du projet folk Roma di Luna (son épouse, Channy Moon, entamant une nouvelle carrière avec Poliça) ; et Oktopus, l’homme derrière les beats assourdissants de Dälek, autre duo en sommeil depuis quelques temps. Quant aux autres, deux batteurs, ils proviennent d’un tout autre univers, le Britannique Chris Cole ayant collaboré avec le Third Eye Foundation de Matt Elliott, et le Français Jean-Michel Pirès ayant sévi au sein des Married Monks.
Quand on connaît le passif de ces gens qui, pour l’essentiel, ont évolué en marge de leurs genres respectifs et goûté aux expérimentations, le résultat sur disque de cette collaboration ne surprend qu’à moitié : sur What’s the Price?, en effet, Numbers Not Names, propose un hip-hop dur et industriel, habité par la voix abrasive et le pessimisme de Casselle, et par des raps qu’il déclame parfois comme des mantras, propulsé par les nappes épaisses, les sons agressifs et le bruitisme d’Oktopus, et dynamisé par des percussions savantes, présence de deux batteurs oblige. Hormis ce dernier élément, complémentaire, Numbers Not Names sonne comme l’alliance exacte de Dälek et de Kill the Vultures.
Leur disque, What’s the Price?, a un autre point commun avec les derniers cités, ou plus exactement avec leur second album, The Careless Flame, celui qui les a fait connaître : comme avec l’excellent « Moonshine » autrefois, ce disque là use d’emblée sa meilleure cartouche. Après ce déluge de noirceur et ce mur du son qu’est « Numbers Not Names », un titre qui prend à la gorge, les autres plages, pourtant bien plus que de simples déclinaisons, paraitraient presque fades.
Il y a de la recherche, pourtant, avec la violence sourde de « What’s The Price? », les tribaux « Mimic the Mimic » et « Deadlight », les chaotiques « My Home Is my Headache » et « Cold War Sound », le rouleau compresseur de « Night Train », un « This Will End Badly » tout en percussions, et surtout, l’apocalyptique « Stand Your Ground ». Toutefois, ces morceaux peinent à reproduire l’effet bœuf du premier, comme si ce groupe de synthèse qu’est Numbers Not Names avait atteint son apex dès la titre qui porte son nom, dès ce manifeste qui ouvre What’s the Price?, et qu’il ne servait ensuite à rien de vouloir prolonger l’expérience.