J’ai mis du temps à comprendre que Bachar Mar-Khalifé est le frère de Rami Khalifé, du trio Aufgang. Mais cela est vite devenu un détail. Cela ne peut être que cela, malgré tout l’amour que j’ai pour Aufgang. Ce disque, cet album au titre long et compliqué, a en lui sa propre force, sa propre histoire, et m’a révélé, à moi qui avais loupé « Oil Slick », un interprète exceptionnel.
De son apprentissage du piano classique, il reste des traces. Une façon de jouer, une virtuosité, si tant est que ce mot veuille encore dire quelque chose, mais employée dans un seul but, celui d’habiter des chansons. Et avec quel coeur, avec quelle passion ! « Who’s Gonna Get… » est un album qui se prend d’un bloc, se dévore, qui réclame tout et rend encore plus en retour. Car après l’introduction « Memories », c’est un maëlstrom d’émotions qui sont charriées par Bachar Mar-Khalifé. Mais la joie est là, l’envie de vivre et de danser est plus forte que tout sur « Ya Nas », chanson traditionnelle koweïtienne que l’on devine subversive (elle parle en effet d’alcool et de chair) à la première écoute, et qui se retrouve illuminée de cet entrelac que forme le piano, la voix et les rares instruments du musicien. Car il n’y a pas de débauches de couches de son : la forme reste finalement assez sobre, mais le message touche d’autant mieux : urgence sur « Mirror Moon » et ses lignes de piano, ode à la liberté avec « Marea Negra », chant emblématique de la révolution arabe où la danse et le corps sont en permanence menacés par les sons graves, solennité sur « Xerîbî » (interprétation d’un chant kurde) où Bachar Mar-Khalifé touche autant par les notes qu’il égrène au piano que par son chant déchirant. Mais le musicien relance la machine, et sait alors se refaire surprenant, insaisissable, tout en restant sobre, sur « Progeria » qui va en se refermant sur lui-même avec beaucoup de justesse et un recueillement non feint.
La richesse du disque aurait pu être un piège doré, un risque permanent, mais Bachar Mar-Khalifé donne l’impression de toujours savoir où il veut aller. C’est un disque d’expériences, aux confluences entre plusieurs façons de s’exprimer, qui dresse chaque morceau comme une expérience qui fait aussi bien sens en tant que telle qu’en relation avec les titres avant et après. De Gainsbourg, au travers de la reprise des « Machins choses » avec Kid A, à l’oeuvre de son père (Marcel Khalifé, grand joueur de oud), évoqué sur « Requiem » au détour d’un thème de son frère Rami, il n’y a qu’un pas, immense et que pourtant Bachar Mar-Khalifé a franchi avec un talent d’une évidence rare.