Pour quelqu’un supposément aussi obscur et inaccessible, Ka a bénéficié d’un accueil que beaucoup lui envieraient avec The Night’s Gambit, son troisième album solo, successeur en 2013 d’un Grief Pedigree déjà remarqué l’année d’avant. New-yorkais, proposant des paroles cérébrales et une musique pas facile, ancré dans le son classic rap des années 90, lui-même issu de ces temps glorieux, en tant qu’ancien membre des Natural Elements, et poussant le vice jusqu’à vendre ses disques dans la rue, à l’emplacement de la défunte boutique Fat Beats, le rappeur de Brooklyn a tout du fantasme critique. L’engouement, cependant, est justifié.
La réémergence de Ka remonte à 2008, et à l’album Iron Works. Ce disque avait capté l’attention de GZA, qui avait alors convié le rappeur sur son propre Pro Tools, sorti la même année. Et c’est évidemment à l’auteur de Liquid Swords que l’on pense encore, quand on découvre que ce Night’s Gambit a été placé, lui aussi, sous le signe du jeu d’échec. Un gambit, en effet, c’est le sacrifice d’une pièce qu’un joueur tente pour prendre un avantage tactique sur l’échiquier. Et ce pion sacrifié, à entendre cette musique d’une grisaille et d’une austérité insensées, à écouter ce ton abattu et résigné, n’est sans doute autre que Ka lui-même.
L’album s’inscrit dans le courant revivaliste. C’est clair dès les premiers mots du disque (« c’est à toi de recouvrer notre honneur perdu »), et aussi avec ce morceau final, « Off the Record », constitué tout entier des titres de classiques du rap. Comme autrefois sur la Côte Est, Ka s’emploie à nous offrir une musique dure et minimaliste, bâtie sur des samples, influencée parfois par la soul et les B.O. Blaxploitation (« Jungle », « Nothing Is »). Il nous livre un rap aux tonalités noires, pessimistes et paranoïaques, qui respire le crime et la rue (« Barring the Likeness », « Peace Akhi »), et qui joue de ses sonorités avec une grande adresse verbale.
Mais ce rappeur là est deux fois plus âgé qu’à l’époque, et cela se ressent. L’agressivité est rentrée (« Our Father »). Les forfanteries ont laissé place à l’introspection, à l’abattement et au monologue intérieur. Les raps francs et massifs sont remplacés par les murmures d’une voix éraillée. La musique, aussi, est réduite au strict minimum. Aucun refrain, des ambiances hypnotiques plus que des beats, un rythme pesant que le flow du rappeur refuse de suivre, une lourdeur constante et suffocante entretenue par le son orageux d’une guitare chipée chez Black Sabbath (« You Know It’s About »), par quelques percussions, par un orgue incertain (« Knighthood »), ou encore par des nappes (« Pieces of Silver »).
Ka, en fait, réserve au classic rap un traitement réductionniste absolu. Comme l’a fait son compère Roc Marciano aussi (présent ici sur « Soap Box ») sur le récent Reloaded, mais de manière plus radicale encore, il le gratte jusqu’à l’os, il vise l’épure, il ôte tout ce qui dépasse, il n’en retient que l’essence. Il en est l’ultime funcrusher. Avec Ka, au final, le rap de rue new-yorkais prend un sérieux coup de vieux. Mais au moins il vit encore, il respire, et il paraît toujours authentique.