Si, depuis tout ce temps, Peter Milton Walsh nous a appris quelque chose, c’est bien la patience. Des années ont pu s’écouler entre deux disques (parfois même entre deux singles !), et aucun album de chansons inédites de The Apartments n’était paru depuis “Apart” en 1997. Le premier miracle de “No Song, No Spell, No Madrigal”, c’est donc sa simple existence, le soutien de ses fans (français, principalement) ayant convaincu l’Australien hésitant de sortir enfin de sa retraite. Le disque publié ces jours-ci chez Microcultures grâce à un financement participatif est, on s’en doute, une œuvre longuement mûrie, comme en attestent trois de ses huit morceaux, ressurgis d’un passé plus ou moins proche. “Black Ribbons”, duo avec Natasha Penot (du groupe français Grisbi), était paru en 45-tours en 2011, et “Twenty One” était joué sur scène dès 2009. Quant à “Please, Don’t Say Remember”, on en retrouve la trace sur un enregistrement live datant de… 1990. Les rares et précieuses chansons de Walsh semblent ainsi être des fantômes qui disparaissent puis reviennent le hanter. L’ouvrage est sans cesse remis sur le métier, leur interprétation (dans les deux sens du terme : la façon de les jouer, et la signification qu’elles peuvent revêtir à la fois pour l’auteur et l’auditeur) variant au fil du temps.
Le hasard veut d’ailleurs que ce nouvel album arrive en même temps que la réédition augmentée (couvrant la période 79-85) du premier, “The Evening Visits… and Stays for Years”, chez Captured Tracks. Mais si l’on veut chercher des repères dans le passé, le son et la production de “No Song, No Spell, No Madrigal” évoqueraient plutôt un mélange entre l’électricité basse tension de “Drift” (1993) et l’acoustique somptueuse de “A Life Full of Farewells” (1995). D’où l’impression de familiarité, extrêmement émouvante, qui nous saisit dès les premières secondes du premier titre, éponyme. Près de six minutes viscérales sur une poignée d’accords en boucle, la basse comme une tranquille menace, la voix comme un couteau qui déchire une robe de soie (« And you, in your Ava Gardner dress »), la nuit, la pluie, une fatalité de film noir : welcome back to Walsh world. “Looking for Another Town” et “Black Ribbons” explorent de même ses éternelles obsessions – le souvenir, la fuite du temps, la fugacité du bonheur, les sentiments qui s’étiolent –, sur un mode un peu plus léger. Songwriter pour happy few sans l’avoir forcément voulu, Peter Walsh n’a jamais caché tout ce qu’il devait à la plus belle tradition de la pop mainstream et de la grande variété des sixties, de Burt Bacharach à Dusty Springfield, de Jimmy Webb aux Walker Brothers. Cordes, trompette, piano : il la fait ici revivre à sa façon, grâce à un casting d’une dizaine de musiciens amis.
Vient ensuite “Twenty One”, sans doute le morceau le plus bouleversant du disque (il justifie à lui seul son existence), qui avait fortement marqué tous ceux qui l’avaient entendu joué sur scène. Cette élégie à Riley Walsh, le fils disparu en 1999 qui ne verra jamais la neige tomber sur New York – comme sur la sublime photo de pochette –, est d’une tristesse sans fond ; mais il y a, dans son impressionnant crescendo (chœurs et instruments rejoignent peu à peu le trio voix-guitare-piano), comme l’affirmation que la vie continue, malgré tout. La deuxième face de l’album ne semble pas dire autre chose : les très explicitement autobiographiques et sans doute cathartiques “The House That We Once Lived In” et “Swap Places” – qui clôt le disque en serrant la gorge – entourent deux titres plus optimistes (tout est relatif), “September Skies” et “Please, Don’t Say Remember”. Si le second est une composition parfaite, le premier paraît de prime abord plus anecdotique, et pourtant s’impose après quelques écoutes – un morceau de The Apartments ne pourra jamais laisser indifférent.
Comment faire la paix avec son passé ? Comment supporter la perte dans ce qu’elle a de plus cruel ? Comment se convaincre que le pire n’est pas toujours certain ? En écrivant des chansons (qui, paradoxalement, affirment l’impossibilité de tout cela), répond depuis toujours Peter Milton Walsh. Elles ne changent pas la face du monde, n’atteignent qu’un cercle restreint de fidèles, mais les touchent en plein cœur. Et les aident peut-être un peu à vivre.