Il n’aura fallu que deux ans à Paddy McAloon pour rempiler et donner une suite à l’écarlate « Crimson Red« mais qu’est-ce qui a pris au leader de Prefab Sprout de changer d’alias et de vaisseau ? Est-ce pour se répandre plus facilement sur le marché français (et japonais) que l’ami Paddy a choisi de se relocaliser à Nancy sous le nom de Jérôme Didelot et d’abandonner l’imprononçable Prefab Sprout pour Orwell, plus approprié à nos palais ?
Si on se permet de plaisanter un peu, c’est que le nouvel album d’Orwell est un petit bijou, une bombinette pop qui nous réjouit totalement, autant que les perles immortelles de McAloon. Reprenons les choses d’un peu plus loin puisque nos pages virtuelles ont fait l’impasse (Pour qui ? Pourquoi ? Qu’on coupe quelques têtes !) sur « Le Génie Humain« , paru quelques années plus tôt juste avant « Continental« . Orwell avait réussi l’improbable mariage entre pop mélodique de type anglais, sunshine pop californienne et chant en français sans sombrer dans le nombrilisme littéraire, le côté récital, chanson à texte, maladie d’ici. La greffe avait pris et on pouvait enfin chanter de la vraie pop sous la douche dans la langue de Sheller et sans forcer sur le yaourt. « Le Génie Humain« est un de mes disques préférés, que je réécoute souvent, surpris à chaque fois de me dire que ces Orwell ont décidément la classe (américaine) et qu’ils méritent toute notre admiration. En fait, c’est plutôt l’inverse, on devrait les remercier, éternellement, de ne pas nous snober. D’ailleurs, ils prennent les devants avec simplement « Je ne sais pas mourir« : réponse à la critique qui voudrait les étouffer et les contenir dans leur rang d’outsiders et de secrets trop bien bien gardés.
Jérôme Didelot et son gang nous préviennent (nous menacent presque mais, politesse et gentillesse obligent, avec un bouquet de flûtes, de vents et de percussions claires) qu’ils ont encore de belles choses à nous offrir et encore d’autres pistes à explorer. On castagne sec ici mais à fleur(et)s moucheté(e)s : de la pop pratiquée comme un sport de combat.
Il y a d’ailleurs, ce me semble, toujours une volonté de puiser dans le passé mais tout en regardant vers l’avenir (« Tous les avenirs« : chanson programme). Pas de passéisme ici : si on aime par dessus tout Prefab Sprout, les Korgis, les Beatles, il ne s’agit pas pour autant de vouloir vivre dans des architectures du passé mais d’utiliser leur potentiel visionnaire pour aller de l’avant. C’est ce qui rend les disques d’Orwell enthousiasmants et assez proches de la démarche d’un Bertrand Burgalat (ose t-on rêver d’une collaboration ?).
« Le savoir en ligne de mire, ça les fait sourire, à présent que seul compte aujourd’hui. Découvrir n’est plus d’avenir. Oh non, non, non« entend-on dans « Courbes« (écho musical à l’ode à « La Sapienza« d’Eugène Green ?).
Profitons-en aussi pour saluer l’écriture de Jérôme Didelot : ligne claire à la Berberian, extrêmement personnelle sans verser dans l’anecdotique, qualité généralement anglaise qu’on apprécie de trouver ici. Jérôme raconte ses vues et visions sur l’esprit du monde et du temps, nous livre ses réflexions sur la pop, ses désir(s) d’avenir et ses rêves. C’est franc, frais et jamais pathétique : une gageure dans la chanson française.
« Exposition Universelle« est un disque lumineux, joyeux et totalement euphorisant tant il est parfait. Les mélodies sont imparables, les constructions de morceaux hyper claires mais laissant des recoins à une production minutieuse avec mille et un détails qui émaillent les titres de petites pépites permettant une joie et une découverte sans cesse renouvelée (l’écoute au casque permet à ce titre une toute autre lecture). On trouve aussi des plaisirs de cinéphiles dans cette « Exposition Universelle« tels la fin percussive de « La Vie Électrique« qui ressemble au « Gassenhauer« de Carl Orff chassant sur les « Badlands« de Terrence Malick ou encore ces chœurs fabuleux sur « Tous les avenirs« rappelant Giorgio Moroder et Limahl perdus dans une Never Ending Story, image glorieuse d’une science-fiction musicale encore à venir. « Exposition Universelle« durcit également le propos, du moins instrumental, sur quelques titres avec des éclats de guitares sales sur le délicat « La Vie électrique« ou des soli presque hard rock (et pourquoi pas ?) sur « Exposition Universelle« (le titre) qui se termine pourtant quasiment comme du Michael Nyman, croisement entre la pop, la musique répétitive et le baroque de Purcell. Oui, on est dans ce genre de grand écarts là et sans sombrer jamais dans des magmas « Divers« .
Le disque s’offre même, à mi parcours, une plage acoustique, Debussyste, un « Pavillon Solitaire« , annexe à la cité idéale de « Have One On Me« de Joanna Newsom, pour se reposer sur une nappe nuageuse tout en harpes, piano, cordes, vents.
Si on a affaire au même génie (humain) anglophile que celui gouvernant les meilleures productions de Prefab Sprout (splendide « Rengaine Européenne« , « Je ne sais pas mourir« ), on se dit en écoutant le délicat et Shellerien « Entrelacs« que les Innocents ont eu raison de ne pas baisser la garde et de garder un peu d’acidité et d’amertume dans leur pop sucrée permettant à des Orwell de s’épanouir sur un terreau fertile de production nationale.
Finissons (il le faut bien) par dire que si les incroyables parties de basse et de batterie sont des petits trésors d’efficacité et d’intelligence, on se régale surtout dans ce disque de toutes les percussions (piano mais aussi et surtout glockenspiel, vibraphones etc…). Les percussions, pièces maîtresses de la musique contemporaine de Steve Reich à Masayoshi Fujita (superbe « Apologues« sorti cette année chez Erased Tapes), habillent magnifiquement presque toutes les compositions de cette « Exposition Universelle« , faisant du vibraphone l’instrument relief du disque, voire l’instrument de 2015. On termine sur le sublime et conclusif « Tu Brilles« , mille-feuilles récapitulatif de tous les possibles Orwelliens, fusée à étages multiples, chanson d’amour, de volonté et d’envie, dont on ne se remet pas. Parce qu’il y a beaucoup d’amour et d’obstination dans la voix de Jérôme Didelot, décidément singulière dans la pop d’ici, et aussi un truc un peu Rohmerien, quelque chose comme le goût de la beauté. Ou la grâce, tout simplement.