Kevin Gates a deux téléphones, prétend-il sur le « 2 Phones » : un pour ses activités illicites, et l’autre pour sa vie privée. Ce single, le plus saillant de ceux issus de son premier album, situe le personnage. Il résume la posture développée au fil d’une carrière entamée il y a dix ans, à Baton Rouge, dans l’ombre des gloires locales Lil Boosie et Webbie, et qui a pris toute sa mesure avec la mixtape The Luca Brasi Story, en 2013. Kevin Gates est, par excellence, le rappeur partagé entre ses deux vies, un homme déchiré entre l’immoralisme et l’insolence d’un côté, et de l’autre une insécurité sentimentale et une sensibilité à fleur de peau. Au cœur des années 2010, Il est l’emo-gangster ultime. Et il le montre une fois encore sur Islah.
Cet album en bonne et due forme, tant attendu, et intitulé d’après le prénom de sa fille, dévoile le même personnage ambigu que celui des mixtapes : le natif de Louisiane n’est pas à l’aise avec ses émotions. Parfois, il se méfie des sentiments comme sur « Not the Only One », ou bien il s’y abandonne comme sur « Pride ». Et on ne sait jamais s’il est un mauvais, ou un brave garçon. C’est le cas, par exemple, quand on écoute « The Truth », où il se confie sur un fait divers de l’an dernier, quand il avait frappé une jeune femme qui avait voulu lui tripoter les parties intimes : avec ce titre, on ignore s’il veut s’excuser, ou assumer sa brutalité.
Sur « Hard For », Kevin Gates déclare sa flamme d’une manière pas franchement fleur bleue (« tu es la seule pour qui ma bite devient dure », proclame le refrain), et il remet ça sur « One Thing », où l’amour qui compte semble être exclusivement physique. Et s’il se livre à de vraies démonstrations de vulnérabilité (« Ain’t Too Hard »), il offre aussi, en contrepoint, des passages plus street (« La Familia », « Thought I Heard »). La dualité du rappeur est soulignée aussi, comme toujours, par des morceaux où, à la fois, il rappe (très bien) et il chantonne. Bref, c’est donc bel et bien toujours le même Kevin Gates qui est à l’œuvre sur cette sortie.
Trop souvent, les rappeurs altèrent leur art sur leurs albums commerciaux : ils se diversifient, histoire de toucher tous les publics, quitte à revêtir des habits qui ne leur vont pas, et ils multiplient les invités, dans le même but. Toutefois, avec Islah, l’homme de Baton Rouge a fait tout le contraire : il n’a permis à personne de le seconder au micro, et il nous offre une de ses sorties les plus homogènes, malgré la présence de nombreux producteurs. Islah, c’est son album, pour de bon. C’est la formule Kevin Gates déclinée de façon quasiment pure et parfaite.
Ses seules concessions sont l’aspect plus systématiquement mielleux de ses morceaux, ainsi que la présence de quelques ballades fades (« Time for That »), chansons transparentes (« Ask for More »), guimauves R&B (« Jam ») ou de morceaux aussi déprimants que dépressifs (« Told Me »). Mais pour l’essentiel, même si elle est un ou deux crans en dessous des meilleures mixtapes de Kevin Gates, Islah est dans le même esprit. Comme elles, cet album nous apporte une nouvelle fournée de tubes (« Really Really », « 2 Phones », « Kno One », le très cloud « Excuse Me ») et de titres marquants (« Thought I Heard », « I Love It »). Et en cette drôle d’époque que nous vivons, où les disques destinés à la vente, peu spontanés, trop calculés, sont souvent inférieurs aux projets gratuits, c’est presque une bonne surprise.