En huit titres intenses et cathartiques, Nick Cave et Warren Ellis mettent en sons les tourments du monde.
Au milieu des années 1990, lors de l’enregistrement du fiévreux “Let Love In” des Bad Seeds, le multi-instrumentiste Warren Ellis rejoignait, le temps de deux titres, la formation à l’effectif fluctuant accompagnant Nick Cave depuis la décennie précédente, avant de l’intégrer définitivement peu après. Le temps, et les albums successifs, en ont progressivement fait l’un des piliers de la formation, mais surtout le complice privilégié de l’Australien. Ensemble, et depuis plus d’une quinzaine d’années, les deux compères mettent leur inépuisable talent au service du septième art, habillant de compositions atmosphériques les films de John Hillcoat, Andrew Dominik, David Mackenzie ou encore Taylor Sheridan. Mais cette année, c’est leur propre film que les deux hommes mettent en musique, avec un premier album saisissant, “CARNAGE”, enregistré en quelques jours. Une œuvre baignée de contrastes, entre références actuelles, bibliques et personnelles.
Le disque a été annoncé par Cave de manière presque inopinée, via ses Red Hand Files en janvier. Aucune autre information que le titre n’avait alors été dévoilée. Mais lorsqu’un fan demanda d’en savoir plus sur l’objet, Cave répondit en ces termes : « CARNAGE is a brutal but very beautiful record embedded in a communal catastrophe ». La catastrophe en question est bien évidemment la crise sanitaire que nous traversons depuis maintenant un an, et les conséquences de l’isolement sur l’esprit. Solitude, ennui, manque.
Juché sur son balcon, Cave fixe le ciel, ce “Kingdom in the Sky”, que l’on retrouve tout au long du disque. Les métaphores mystiques et ouvertement religieuses ont toujours fait partie de l’écriture de l’artiste. Pendant longtemps utilisées à la troisième personne, et glissées au cœur de contes fictifs, elles sont désormais abordées sous un aspect quasi autobiographique. La disparition soudaine d’un de ses fils a marqué un tournant inévitable dans son approche artistique, la musique étant devenue un véritable exutoire émotionnel. Les douleurs et peines ressenties sont multiples, et le chanteur les a détaillées avec une rare intensité dans ses deux derniers albums avec les Bad Seeds (“Skeleton Tree” et “Ghosteen”), correspondant à deux étapes d’un deuil brutal. Si ce dernier imprègne une nouvelle fois l’atmosphère de “CARNAGE”, il est ici abordé de manière indirecte. Inséré au cœur d’un disque sans réel fil conducteur, mais reflétant l’image d’une société au ralenti, ou tout semble s’être arrêté soudainement. Ces huit titres s’écoutent alors comme une longue pensée continue, où les motifs vont et viennent, au gré des ruminations de son auteur.
Le regard vague et la plume mélancolique, Nick Cave évoque ses vieux démons (“Old Time”), les voyages immobiles – de ceux qu’on ne peut faire que par la pensée (“Albuquerque”) –, la violence du suprémacisme blanc, à travers les événements qui ont conduit à la création du mouvement Black Lives Matter (“White Elephant”) et, bien entendu, les maux et la passion d’un homme en proie aux interrogations sans réponse. Paradoxalement, bien qu’aucune chanson ne ressemble à une autre, toutes semblent avoir été écrites au même instant. Cela s’explique en partie par la très courte durée d’enregistrement. Une poignée de jours aura suffit pour que ces titres prennent vie, sans pour autant que leurs auteurs en aient conscience.
Le disque présente deux atmosphères, qui ne se révèlent que par une écoute linéaire de l’œuvre. Dans un premier temps, l’auditeur débutera l’expérience dans une ambiance angoissante, teintée d’électricité. “Hand of God” démarre comme une complainte timide, avant qu’un mouvement de cordes ne vienne tout balayer, pour laisser place à une rythmique électronique qui n’est pas sans rappeler Suicide.
Quasiment absente sur “Ghosteen”, la batterie de Thomas Wydler (The Bad Seeds) se fait de nouveau entendre sur “Old Time”, l’un des (nombreux) moments forts de “CARNAGE”. Basse, violon et guitare gravitent autour de la voix menaçante de Cave dans une passionnante symbiose et la même retenue qui avait à l’époque façonné “Push the Sky Away” (2013).
Mais le point culminant de cette première partie est sans aucun doute le brûlant et politique “White Elephant”, véritable morceau de bravoure, scindé en deux, en référence à l’interpellation et au meurtre de George Floyd. En conteur hors pair, Cave y prononce un monologue intense ponctué d’un « I’ll shoot you in the fucking face, If you think of coming around here » paralysant, sur une ligne de basse redoutable. Alors que la tension touche à son paroxysme, un long roulement de tambour fait soudainement basculer le titre dans une dimension psychédélique et étrangement lumineuse, avec l’arrivée d’une immense chorale exaltée et libératrice. Un épilogue jubilatoire et empli d’espoir, qui réveille le souvenir blues-gospel d’un “Abattoir Blues/The Lyre of Orpheus” (2004).
Ce retournement inattendu introduit la seconde partie du disque, plus apaisée et rêveuse. C’est ici que les aspirations minimalistes et expérimentales de Warren Ellis sont les plus mises en avant. Plus proches du dernier album des Bad Seeds, ces titres flirtent aisément avec le drone et la musique ambient. Il n’y a par endroits que la voix de Cave et le scintillement flottant des arrangements d’Ellis. L’horizon est calme, et léger, permettant aux compositions de se déployer dans des espaces vastes et imaginaires que seul l’esprit peut mesurer.
« There’s a madness in her and a madness in me, and together it forms a kind of sanity » chante Cave sur l’éblouissant “Shattered Ground”. Une phrase qui pourrait aisément définir la complémentarité évidente entre deux artistes plus que jamais sur la même longueur d’onde.
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