Dans sa chambre intime, Fabio nous convie à un repas mystique fait de rêveries poétiques, souvenirs, attentes, visions animalières et amoureuses.
On était habitués à chérir nos Fabio dans l’attente. Cinq ans entre « Spazio » et « Fenomeno », douze entre ce dernier et « Rococo » paru en 2019. Et puis tout s’accélère : roman graphique (« Cascades » en 2020) ou non (« Harpo » chez Actes Sud, toujours en 2020) et, plus improbable, ce nouvel album, après deux ans d’attente seulement. C’est que le temps (et l’espace) sont au cœur de la production de Fabio Viscogliosi. Images nostalgiques, marquantes, revenantes, s’incarnant dans les mots et les sons. Une certaine simplicité dans le trait, une rêverie qui décolle d’un mot, d’une guitare. Fabio, quoi.
Voilà pourquoi tous les albums de Fabio se ressemblent et nous touchent toujours autant. On est au cœur de la nostalgie, de cet instant bloqué dans l’enfance ou l’adolescence, hautement signifiant et totalement important, éternel et dans lequel l’artiste, le vrai, pioche sans cesse le cœur de son travail.
C’est peut-être une guitare surf, des années 50-60, la pop italienne protéiforme de Lucio Battisti, un orgue grêle des mêmes années mais ici délayé, s’étirant dans le surplace, flirtant avec le cauchemardesque. Le soleil le plus écrasant peut être aussi fécond que l’obscurité convoquant ses monstres familiers (rossignol, musaraigne). Tout est languissant, tout est rêve, tout est propice à la création nonchalante de micro-mondes, articulés, unifiés par l’acte créateur.
Entrer dans la “Camera” de Fabio, c’est regarder avec ses yeux des instants familiers et étrangers même si on les fait nôtres.
La palette s’étoffe : chansons en italien bien sûr mais aussi en français et en anglais. Là encore on voyage dans le temps, le temps de Fabio mais aussi celui de disques frères voire cousins. On ne pensera pas à Vanessa Paradis dans “Odyssée” mais plutôt à Françoiz Breut, celle des premiers albums.
Une certaine façon d’étirer la diction, de se couler dans les mots, de se laisser porter par eux comme dans une mélodie. Voilà qui est nouveau chez Fabio.
Autre trait rétrospectif, le compagnonnage avec les Married Monk. On retrouve Philippe Lebruman à l’œuvre sur les photos presse, Jean Michel “Mitch” Pirès à la batterie sur “Nebbia”, peut-être le meilleur titre (parce que Pirès….), ou Christian Quermalet (dont on attend le successeur de “Headgearalienpoo” des MM) battant sur “Dolce Song”. Que les trois ne soient pas réunis, mais présents, voilà un signe fort de reconnaissance mais aussi, peut-être, d’affranchissement. Plus étonnant, ce “Monk”, qui pourrait être tiré des sessions de “The Jim Side”. On pense à Rossellini (ses “Fioretti”) que bien sûr le fan de cinéma adore, mais aussi plus simplement et essentiellement aux fresques-vignettes de Giotto, celles abîmées de Saint François d’Assise ou, surtout, celles des panneau et prédelle du Louvre notamment.
« If only I was a monk I could feed the birds… » (prédelle)
« …But the birds… feed me » (panneau supérieur).
Les stigmates de Giotto chez Fabio (“Monk”).
“Camera” s’oppose un peu à “Roccoco”, comme “Spazio” à “Fenomeno”. On retrouve un certain sens de l’inachèvement, de la mise en danger dans la forme bancale, du triturage, du collage (ce final de “Monk” tout en delays et distorsions …) qui nous plaisait tant dans les étrangetés de “Spazio”. Fabio est désormais un songwriter accompli (les morceaux accompagnés d’un quatuor, “Giorni Dolci”, “Odyssée”) mais c’est le côté de la petite forme, chambriste (la camera…), retrouvée qui nous séduit ici. “Mio Cuore”, sérénade sicilienne sous Tranxène, “Monk”, freaky à souhait, ou encore “Peplum”, la suave italianité anxiogène et le “Nebbia” suscité, comme du Dario Argento musical, donc.
Et comme toujours, l’art de la reprise qui fait mouche. Après “Ancora tu” de Battisti avec les Married Monk sur “R/O/C/K/Y”, ou “Il Nostro Caro Angelo”, du même, avec les frères Pace de Blonde Redhead sur “Fenomeno”, ce sont les fantômes (toujours des histoires de fantômes chez Fabio…) de Chet Baker et d’Ennio Morricone qui sont conviés avec “Chetty’s Lullaby”. Une berceuse enregistrée après un passage par les taules italiennes, pendant les sessions romaines de “Chet Is Back” (1962). C’est angélique, gracieux et fragile. Et aussi précieux que nous sont chers les albums de Fabio Viscogliosi.
Avec l’aide de Johanna D., mio cuore sai perche
“Camera” de Fabio Viscogliosi est sorti chez Objet Disque le 26 février 2021.