Il y a quelque chose de remarquable dans le parcours de la Canadienne Tamara Lindeman. Dès l’âge de quinze ans, sous le nom de Tamara Hope, celle-ci entame une carrière de comédienne, tournant pour le cinéma et la télévision, notamment dans des productions Disney. A 18 ans, elle tient le rôle principal d’une série fantasy, Guenièvre Jones (2002), qui rencontre le succès. Sa carrière pourrait alors être assurée, elle interprétera d’ailleurs un rôle dans Foxfire: Confessions of a Girl Gang (2012) du regretté Laurent Cantet.
Mais il en sera autrement. Abandonnant son nom de scène, Tamara Lindeman débute en 2008 parallèlement une carrière de musicienne en formant le groupe The Weather Station. Là où d’autres auraient capitalisé sur leur notoriété à l’écran, Lindeman opte pour une inscription claire dans une tradition folk-blues rurale aux arrangements recherchés, utilisant notamment des cordes et des chœurs. All of It Was Mine (2011) est acclamé et la beauté de la voix de Lindeman est d’emblée rapprochée de celle de Joni Mitchell, avec laquelle elle partage la même exigence musicale. Suivront Loyalty (2015) et The Weather Station (2017) qui poursuivront cette filiation tout en convoquant le souvenir de Neil Young et Leonard Cohen, ou Bill Callahan et Weyes Blood pour citer des artistes plus récents.
Malgré la crédibilité musicale établie par ces trois albums, rien ne préparait cependant au pas en avant qu’a représenté Ignorance. Abandonnant le folk acoustique, la Canadienne opérait alors un virage à 180°, optant pour des sonorités soft rock, des envolées free jazz, des réminiscences assumées de Fleetwood Mac, de The Blue Nile et de Talk Talk. Comme nous le relevions à l’époque, la solidité d’Ignorance et sa production soyeuse, couplées à son engagement politique – la crise climatique fait partie des thèmes que développe fréquemment la musicienne –, ont propulsé l’album en tête de nombreux classements des meilleures parutions de l’année 2021, désigné notamment par Pitchfork ou The Guardian comme meilleur album de l’année.
How Is It That I Should Look at the Stars (2022) sortira peu de temps plus tard. Il s’agit d’un album rassemblant les chutes – mais quelles chutes ! – d’Ignorance. Souvent seule au piano, Tamara Lindeman y revient à un format plus dépouillé pour des ballades calmes aux tonalités nocturnes.
Il restait néanmoins à donner une suite à Ignorance qui soit à la hauteur de l’ambition nouvelle de la musicienne. C’est donc chose faite avec la sortie récente de Humanhood. Le premier constat, évident, c’est que Tamara Lindeman et ses musiciens ont décidé de pousser plus loin l’expérimentation et d’accentuer le versant free jazz présent sur Ignorance. Si ce dernier était son Colour of Spring, Humanhood est son Spirit of Eden, rien de moins : un album à la texture pop-folk-ambient luxuriante, à la fois foisonnante et limpide, zébré par des envolées jazz d’une liberté totale. Les intervenants sont des collaborateurs de longue date : le batteur Kieran Adams, le pianiste Ben Boye, le percussionniste Philippe Melanson, le bassiste Ben Whiteley, la saxophoniste Karen Ng très importante ici, ainsi que le producteur habituel de The Weather Station, Marcus Pequin. Ajoutons le passage sur certains titres de James Elkington (The Zincs) et du génial Sam Amidon.
Un titre comme Mirror manifeste de façon emblématique la maturité musicale acquise par Lindeman, aussi bien dans sa musique que ses lyrics. Sur un ton à la Suzanne Vega, elle y abandonne le militantisme écologique direct d’Ignorance ou l’introspection douloureuse de How Is It That I Should Look at the Stars, pour afficher un sentiment de déréalisation face au monde, un détachement critique devant l’incompréhensible, l’impensable dans lequel nous évoluons aujourd’hui :
I don’t make the rules, I just watch them unfurl
Like smoke always rising from the fires of the world
You were dousing your fields in a chemical rain
You were cutting my arm to transcend your own pain
Oh, but God is a mirror, everything is
Come a little nearer, everything slips
Une pièce maîtresse de Humanhood telle que Neon Signs poursuit l’expression de stupéfaction devant « a world without trust, determined broken open and refusing to adjust ». Se mêlent à ce constat fêlure intime et dégoût vis-à-vis de l’image de soi, le finale instrumental du morceau reflétant ce sentiment par une désintégration sonore, comme une sorte de toile orchestrale pointilliste.
Ponctué par de courts titres, Descent, Passage, Fleuve, Aurora, assurant la transition entre les chansons majeures de l’album, Humanhood offre un patchwork cohérent des influences musicales du groupe, du contemplatif Body Moves à Window habité par un sentiment d’urgence.
Humanhood est un album d’une très grande liberté harmonique et vocale où la souplesse mélodique des arrangements rivalise avec la voix délicate de soprano de Tamara Lindeman. S’il fallait poursuivre le parallèle établi depuis ses débuts avec Joni Mitchell, nous pourrions dire que Humanhood représente un geste similaire à celui d’Hejira pour Mitchell : un saut dans le vide entre lâcher prise et l’assurance d’une maîtrise totale dans ses moyens. L’album, complexe et riche, mérite plusieurs écoutes pour s’apprécier pleinement.