Après treize années de silence, conclusion logique d’un effacement progressif, Jeff Martin redonne de ses nouvelles avec un nouvel album d’Idaho qui semble comme arraché au vide. Un disque qui marque un retour aux guitares et au son slowcore des débuts.
L’actualité musicale est saturée par la reformation d’Oasis, le nouveau titre de Cure, le retour de Nick Cave… Derrière ces paquebots, navigue ou plutôt dérive, en échappant à la plupart des radars, le dixième album d’Idaho, “Lapse”, paru en mai dernier après treize années de silence, frêle esquif ignoré par l’essentiel de la presse francophone qui semble avoir oublié qu’à une époque, lointaine, elle soutenait le groupe… C’était aussi le cas de POPnews, à travers de nombreuses chroniques et interviews.
En 2001, Jeff Martin, cerveau et seul membre permanent du groupe, disait à POPnews : « Je crois que si Idaho avait trop de succès (et avec le genre de musique que nous faisons, je ne pense pas que ça arrivera à court terme), je ne sais pas comment je réagirais, parce que j’aime bien l’isolement et l’anonymat que procure le fait de jouer de la musique non mainstream. Je tiens à ma vie privée, et je ne veux pas en arriver à devoir gérer le côté communication du succès, ou les responsabilités qu’on vous impose quand on vend plus de disques. »
Force est de constater que, vingt-trois ans plus tard, le succès n’a pas rattrapé Jeff Martin, toujours plus isolé dans sa retraite californienne. Aujourd’hui, avec les années passées, est apparu de plus en plus clairement dans la production d’Idaho le sens de la désillusion, de la défaite, du temps irrévocablement perdu. Ainsi, les dix titres de “Lapse” sont-ils écrits depuis ce « trop tard », en pleine conscience de la part de Martin d’être lui-même l’auteur de ce sabotage du groupe :
« I’ve tried my best
I’ll never turn my back on you so
It makes no sense at all that I am
Looking for a way out of this
I’m always looking for a way to throw the game »
(Throw the Game)
“Lapse” doit donc être écouté comme la confession d’un homme qui s’interroge sur le passage du temps et sur sa capacité à réitérer une nouvelle fois son geste créatif : est-ce que je peux, trente ans plus tard, refaire la musique que je faisais lorsque j’avais vingt ans en 1994 ? Est-ce que cela a du sens de reproduire en 2024 le slowcore qu’Idaho partageait avec des groupes comme Codeine ou Low ? Martin semble répondre à ces questions en saisissant à bras-le-corps à ce qui fait l’essence
du genre : cette mélancolie sans âge ou époque qui colle à ses textes, à sa voix lasse, à ses guitares traînantes aux boucles répétitives… Il s’agit ici d’exprimer le regret sans pathos, de se confesser, mais à voix éteinte, d’être mélancolique mais pas nostalgique… Une chanson comme “West Side” évoque cet immobilisme, rappelant l’époque où Martin et quelques amis s’inspiraient d’Ultravox, de Brian Eno,
de Magazine pour écrire leurs chansons, jusqu’à aujourd’hui ou, finalement, rien n’a
vraiment changé, seul le temps morne a passé.
Dans un précédent article, écrit à l’occasion de la réédition de “Levitate”, sans doute le chef-d’œuvre d’Idaho, j’évoquais la proximité possible entre l’attitude de Jeff Martin et celle de Bartleby, le personnage du roman de Melville qui « aimerait mieux ne pas », personnage travaillé par le souci de l’effacement, de la disparition, de la non-existence. Cette attitude, elle me semble également se rapprocher de celle d’un autre écrivain aux productions aussi sporadiques que celles de Martin : Jean- Jacques Schuhl, auteur de rares livres-collages publiés d’une décennie à l’autre, Schuhl le « reclus mélancolique » comme il se définit lui-même, l’« homme invisible à une époque où tout le monde se photographie et envoie sa bobine sur Instagram à l’univers entier » (“Les Apparitions”, 2022).
Schuhl et Martin existent dans la disparition, l’effacement, le retrait et l’un et l’autre cultivent le goût de la répétition, de l’éternel retour : « revivre, ou rejouer, éternellement une scène du passé qui elle-
même n’avait été que pures conventions », écrit Schuhl dans “Les Apparitions”.
« Floating out at sea
Swimming in our dreams
Where we show up for each other
Let’s do it again »
(Kamikaze)
Un « laps » est un intervalle de temps difficilement mesurable, tantôt long ou court, qui, à l’origine du terme, était associé à la mémoire et l’effacement des souvenirs (Dictionnaire universel de Furetière, 1690). Schuhl, se présentant comme un écrivain à la respiration longue, a pu dire : « En Chine, les paysagistes ne voyaient pas le vide comme un entre-deux, mais comme quelque chose de capital. En musique, le silence est quelque chose d’important. » (“Libération”, 2 avril 2014). Tous deux, Martin et
Schuhl, inscrivent le silence comme un composant de leur création.
“Lapse” s’achève sur un instrumental, “29 Palms”, nom d’une localité perdue dans le désert de Mojave où Bruno Dumont a tourné le film du même nom. On y entend les guitares du groupe (Martin est pour
cet album accompagné par un nouveau guitariste, Robby Fronzo, et un collaborateur occasionnel à la batterie, Jeff Zimmitti), s’éteindre progressivement pour laisser place aux hurlements des coyotes, au son du vent dans le désert. Terminer en disparaissant à nouveau, laisser gagner le vide, car lui seul importe finalement.