La clarinette et rien que la clarinette. Des improvisations micro-mondes.
Isak Hedtjärn est un des personnages clés de la scène alternative stockholmoise. On pourrait s’arrêter à son rôle central dans la scène improvisée mais voilà, il contamine aussi la scène pop du moins dans son versant le plus dérangé, de Viagra Boys à Rotem Geffen. J’ai eu l’occasion de m’étendre longuement sur les deux albums (« You guard the key » et « The Night is the Night »), à tomber, de la Kate Bush Scandinave, de la Joanna Newsom moyen-orientale, la fée improvisée, aka Rotem Geffen, et les contributions à la clarinette d’Isak Hedtjärn sont pour beaucoup dans ces ouvrages magnifiques d’outrepop.
« Kvarpan » est donc l’album de clarinette solo d’Isak, enregistré par John Chantler en une journée à Patons Malmgård, près de Slussen, en plein cœur de la ville, mais un peu décentré, avec vue sur l’ouverture de la Baltique, juste en face des départs de ferry pour la Finlande. Tout un monde. On peut y voir des concerts de musique improvisées parfois. L’accès n’est pas simple mais une fois arrivé, c’est un îlot étrange, avec une vue sur le soleil couchant derrière la vieille ville de Gamla Stan. Après, on peut se promener sur la colline de granit juste derrière, dans les lilas, et monter sur le carré de tilleuls qui surplombe la ville. « Kvarpan », c’est un peu ça, finalement. Une promenade dans les possibles de la clarinette.
Toner donne à entendre des sons diphoniques, presque de claviers. Kvarplek joue le soupçon d’orientalisme puis dérive pour finir presque comme des percussions. Plop I est tout en « plop » Gustafssonnesques. Retour à l’envoyeur de techniques admirées et aimées. D’ailleurs Mats Gustafsson a écrit de très sympathiques notes de pochette qui sentent le pair et non le maître. Classe. Très classe. Kvarpan flirte avec le tonalisme. C’est un pas de deux, tout en évitement. Starka Toner est un jeu de construction, tout en verticalité comme des gratte-ciels sonores. Avec des superpositions d’enregistrements qu’on nous garantit improvisés les uns à côtés des autres, sans réécoute. Sågen II est une collection de pépiements de suraigus sifflés, presque sciés (c’est le sens du titre). C’est aussi, peut-être, un lointain écho des oiseaux qui surgissent dans le Quatuor pour la fin de Temps de Messiaen. Dist pourrait être une scie disqueuse ? Ou une flûte indienne ? Un mélange des deux peut-être avec des fréquences hyper aigues. Sågen I voit des graves et des aigus qui cohabitent, puis un dialogue de notes effrénées, avant le retour de ce qui pourrait ressembler à un unisson presque retrouvé. Piom, ce sont des cris de mouettes qui rappellent ceux d’un Tori Kudo sur « Faux Départ » (Yik Yak, 2004), un album de Maher Shalal Hash Baz avec, excusez du peu, Le Ton Mité, Arrington de Dionyso, Tenniscoats et des membres de Deerhoof. Toner II, ce sont des aplats doux, mordorés grignotés par moments par des éclats plus rêches. Kvarpan II, enfin, est une improvisation très live (on entend la réverbération de la pièce), toujours plutôt tonale mais s’autorisant des pas de côté.
Évidemment, « Kvarpan » est tout sauf un catalogue de différentes techniques. Ce sont des micro-mondes, des mini-univers (les compositions font moins de 5 mn chacune) qui se déploient dans l’écoute. Pour qui se donnera la peine de prendre le temps, chacun de ces mondes révélera ses lois physiques, ses couleurs, sa propre notion du temps, ses habitants aussi. On y vient avec son bagage et chacun reconnaitra les siens (ici le punk, là le jazz, l’impro…) mais après avoir lâché prise, on se glisse dans des kaléidoscopes sonores ou des structures expressionnistes plus abstraites. C’est un très bel album, à ranger auprès de des pairs d’Isak, Mats Gustafsson donc mais aussi Christine Abdelnour, des techniciens très personnels, toujours surprenants et savoureux.
Avec l’aide de Johanna D., en général pas tonale.
“Kvarpan” est sorti sur fönstret le 6 septembre 2024.