Dernier tour de piste pour Steve Albini avec l’ultime chef-d’œuvre de Shellac.
A force de lire son nom sur les pochettes de la majeure partie de notre discothèque, on avait fini par croire Steve Albini immortel. En bon punk qui se respecte, le frontman de Shellac nous avait pourtant prévenu : ne vous attachez pas trop à vos idoles. Même quand l’une d’entre elle a produit (ou enregistré, plutôt) certains des plus grands disques des Pixies, Nirvana, PJ Harvey, Slint, Mogwai, Godspeed You! Black Emperor, Low, Ty Segall, Om, Sunn O))), Joanna Newsom, Scout Niblett et tant d’autres artistes brillants que l’on ne pourrait tous citer.
Steve Albini nous a quittés le 7 mai dernier, terrassé par une attaque cardiaque. Alors que nous n’avions même pas fini de sécher nos larmes, voici que sort un ultime album de Shellac. Fidèle à son blues-hardcore brut de décoffrage, le power trio formé avec Bob Weston et Todd Trainer a eu le temps d’usiner dix nouveaux morceaux souvent brefs. Rageur, intransigeant, narquois et sarcastique, “To All Trains“ demeure bien vivant et ne s’embête même pas à revenir d’outre-tombe.
Steve Albini l’a régulièrement avoué en interviews, il n’a jamais aimé enregistré les voix, à commencer par la sienne. On a l’impression de l’entendre vociférer dans une pièce adjacente sur “At Action Park“, le premier disque de Shellac. Ses enregistrements de David Yow donnaient l’impression de le bâillonner dans le mix des disques de Jesus Lizard, et la voix de Black Francis ne sera jamais aussi fantomatique que sur “Surfer Rosa“ des Pixies. Pourtant, dès les premiers notes anguleuses et métalliques de “Wsod“, Tonton Steve n’a jamais beuglé aussi clairement dans son micro.
Pour une fois, on n’ira pas chercher les textes de Shellac sur internet pour décrypter leur humour lucide et imparable. Les invectives au chanteur postier décrit sur “Girl from Outside“ virent benoîtement vers l’absurde. Nos amis canins sont à l’honneur au détour de ce « These Days were dogs distrayed by their assholes » entendu sur “Days Are Dogs“. On rigole bêtement de ce « Scabby The Rat / Cooks all your potatoes / Is twelve Feet Tall » déclamé avec hargne et expédié en 1 minute et 46 secondes. Un grand-huit incongru qui aplanit nos oreilles jusqu’à sa conclusion.
Shellac, c’est aussi Steve Albini et Bob Weston qui naviguent entre vélocité et masse sonore. La guitare touche parfois à l’ascèse avant de vous enrouler du barbelé autour de l’oreille. Une réponse en forme de bras de fer au mitraillage opiniâtre, indéfectible et hypnotique de la basse. Coincé au milieu, Todd Trainer tape très fort sur ces fûts et tient les morceaux avec un rythme implacable.
L’immense “I Don’t Fear Hell” termine sur une séance de désaccordage distordue et on entend Steve Albini déclamer « If there is a heaven, I hope they’re having fun / Cause if there’s a hell, I’m gonna know everyone ». Par respect pour l’intransigeance de l’artiste, on évitera de ranger ces quelques mots dans un catalogue de citations pour personnes naïves en manque de mantra optimiste.