Toute une mélancolie pop-punk, des sixties jusqu’à aujourd’hui, se déploie dans ce concentré de mascara coulé. Les attentes déçues, la rupture et, plus globalement, une étude pratique du romantisme dans la divagation et les fêlures, la perte de soi et de l’être aimé, le tout bricolé-recollé avec les moyens du bord. Fragile et puissante, Charlène : notre petite chérie.
Avec Charlène Darling, on entrouvre un peu la porte, on se dit : ouais, c’est pas mal, mais bon… Et c’est avec beaucoup plus de subtilité qu’un revendeur de porte-à-porte que la jeune fille s’insinue petit à petit dans notre quotidien. Cela tient à peu : beaucoup de charme, une ténacité à toute épreuve et une confiance totale dans ses maigres moyens.
Et donc, comme l’an passé avec son groupe Rose Mercie (le jouissif “Kieres Agua ?”), Charlène nous refait le coup du grand amour, en version dépitée, et s’impose sur nos platines. On est pourtant à l’opposé de ce disque-là : exit la puissance de la jouissance du girl power quatuor, Charlène prend la porte de sortie ou plutôt se prend dans la gueule la porte de la rupture.
En cela, “La Porte” est le compagnon solitaire et dépressif de “Kieres Agua ?” Et pour ceux qui, comme nous, auront été fous amoureux du dernier Rose Mercie, ils se retrouveront en terres connues mais désolées comme si les couleurs flashy avaient déteint. Reste une poésie intacte qui évolue peut-être davantage dans la dinguerie. Un peu comme une liste cumulative de choses qui disparaissent devant l’image de l’aimé (“Tout s’efface”).
« Des lunettes
de soleil
Des T-shirts
mal lavés
Des clôtures électriques
Sous lesquelles je passe
Des chaussures
Dépareillées
Des couteaux
de camping
Des bermudas
Tout s’efface
Tout s’efface
Devant moi »
Charlène se ramasse à la petite cuillère, récolte ses maux et les colle en bribes de chanson avec ses bouts de scotch d’enfant qu’on appellera l’écurie K Records, l’alternative hispano-anglo-saxonne, ou encore celle des éternels Young Marble Giants. Musicalement, on est à la fois dans un palimpseste de Rose Mercie et dans une formation qui nous paraît plus solide. Paradoxalement, le côté moins bancal de la formation ajoute une sorte d’étrangeté, une sorte de malaise qui colle aux états d’âmes erratiques de la jeune femme.
Exit la pop catchy, calibrée efficacité, qui explosait dans “Kieres Agua ?” de Rose Mercie. Ici les morceaux courent à toute vitesse vers une fin rapide (“Les Gros Chevaux”), ou s’enlisent dans des longueurs étonnantes (“Tout s’efface” ou “Encore un soir”, au-delà des 6 minutes), comme si la chanson coulait de partout et finalement se trouvait dans cette absence de formalisme.
C’est dans ce temps et cette construction hors des canons purement pop que “La Porte” séduit totalement, on serait tenté d’écrire en dépit de tout et surtout des tentatives de séduction. Charlène veut être aimée pour elle-même. C’est sa force et sa grande réussite.
Contrairement à “Kieres Agua” propice au gueulage de paroles dans la cuisine (à défaut de la salle de concerts), il faut ici s’immerger plus longuement pour recueillir des petites perles douces amères.
« J’irai chez la psy
J’irai chez l’hypnotiseur
je ne penserai plus à toi
oh comme ça sera bien »
Et si Charlène Darling, après avoir été notre Beat Happening avec Rose Mercie, n’était pas devenue notre Velvet Underground ? Il faut prendre le temps de glisser dans “Encore un soir”, entre Spleen et Idéal, qui serait alors notre dérive psycho-géographique. Une sorte de voyage pasolinien avec une Anna Magnani(me) moderne.
« Encore un soir où j’me suis plantée
là en attendant que tu veuilles passer
Repasser la bande, repasser la bande,
revivre l’histoire encore
Repasser la bande, repasser la bande,
voilà mon pauvre sort
Encore un soir où j’écouterai personne
Où je marcherai seule (seule avec avec ça)
L’image de toi, l’image de toi c’est bien assez pour moi
L’image de toi, l’image de toi je la serre contre mon coeur
(encore, encore)
et la ville danse pour moi
et les rues dansent pour moi
et la lune danse pour moi je danse aussi,
je cours parfois,
toujours vers toi, qui que tu sois »
Il y a même de la chanson rock français d’autrefois, entre médiévalo-pop 70’s (le Rohmer de Perceval le Gallois et du Conte d’été) et… les épico-alcooliques Noir Désir avec “Out at Sea”. Charlène a les idées larges et nous aussi.
Tout est délicat et fragile comme des harmoniques de guitares et des enregistrements numériques de brins de vie. Tout se mélange : l’organique, le numérique, les souffles de cassette, la recréation (l’ouverture journal intime/recréation proustienne “voice recording 2022-03-09 à 11h42” ou “Une nuit sans amour”, meilleur collage depuis Anne Laplantine). C’est le tourbillon de la vie dans le caniveau.
Pour autant, dans cet océan de tristesse, dont on recommande l’immersion et même la noyade, surnage un titre qui pourrait faire office de tube (c’en est un chez nous) et même l’objet d’une diffusion à grande échelle : “Disparais”. Avec un clip entre Fassbinder et Robbe-Grillet, où chacun cherche son Foucault.
« Me dis pas que t’en veux
Mon amour est trop sérieux
Moi j’crois pas que t’en aies envie ça marche
si tu sais pas ce que je pense
ça marche si tu sais pas qui je suis
DISPARAIS !
DISPARAIS !
Avant que je t’aime vraiment
Si je te regarde partir
Si je te regarde je pleure
Si je te regarde vraiment
Je sais que c’est foutu pour moi
Je sais que c’est foutu pour moi
Si je te regarde vraiment »
Et là, c’est même (encore une fois) le fantôme d’Elli Medeiros qu’on convoque (Ah ce : « Mon amour est trop sé-ri-eux », comme c’est joliment chanté) mais il y a une fougue et une envie de massacre dans le lâcher-prise et le laisser-aller qui sont beaucoup plus touchantes que les minauderies d’Elli. Malgré tout le respect.
Ouvrez, ouvrez “La Porte” à cette petite demoiselle. Regardez-la pleurnicher, c’est beau.
Avec l’aide de Johanna D.arlingue.
“La Porte” est sorti en numérique et LP chez Disciples le 3 novembre 2023.