C’est d’abord une image d’un temps passé. Quatre jeunes hommes fixent fièrement l’objectif. Leurs yeux surlignés de noir, le platine de leurs cheveux nous ramènent près de quarante années en arrière, en ce milieu des années 80 qui vit leur gloire grandir, avant que “Violator” – inaltérable diamant noir – ne referme leur première vie. Empreinte adolescente : cette première compilation, “1981-1985”, emplie de tubes, si loin si proche, dont nous nous souvenons encore. Depeche Mode : sa candeur et, depuis toujours, un précipité de noirceur, celui qui s’exprimera plus nettement avec les années, jusqu’à la démesure et les excès.
“Memento Mori”, une vanité donc, à l’épreuve du temps. Car, des quatre de Basildon, deux ne sont plus : l’un retiré du groupe depuis longtemps déjà – Alan Wilder -, le second – Andrew Fletcher – malheureusement décédé trop tôt, l’an passé, à l’âge de 61 ans. Face à une autre image, celle de ces deux survivants désormais sexagénaires, nous ne pouvons que penser, émus, au temps qui défile et nous emporte, au courage, aussi, dont font preuve Martin Gore et Dave Gahan, ex-frères ennemis à présent plus soudés que jamais, pour poursuivre l’aventure, bien au-delà des hommages convenus.
C’est peu dire que nous n’attendions rien ou du moins pas grand-chose de “Memento Mori”, quinzième album de Depeche Mode, dont les dernières sorties furent pour le moins dispensables, voire inutiles, à l’image de celles d’autres groupes-monstres des années 80. Et pourtant, le disque apparaît comme une œuvre-synthèse assez passionnante, inégale mais toujours vivante. Elaboré dès le confinement de 2020 et réalisé avant la mort de Fletch, il semble imprégné, sur chacune de ses plages, de la présence de ce dernier à qui le groupe doit sa longévité. Comme un voile sombre, qui le rapproche de “Violator”, et le rend paradoxalement actuel, à l’aune de nos temps troublés.
Il y a d’abord l’anxiogène et puissant “My Cosmos Is Mine”. Une belle ouverture synthétique, tendance industrielle, sur laquelle se pose la voix de Dave Gahan, aussi vibrante qu’inaltérée. Puis “Wagging Tongue”, plus immédiate et pop, avec sa ligne de claviers en forme de revival 80’s, rappelant aussi le “Neon Lights” de Kraftwerk (dont l’influence se fait aussi sentir sur “People Are Good”). Arrive ensuite “Ghosts Again”. Classique instantané, ce premier single touche par son évidence mélodique et la qualité de sa production. En écho à celle de Gahan, l’on retrouve la voix de Martin Gore, ne tenant qu’à un fil, miraculeuse, comme sur quelques-uns des plus beaux titres du groupes. Tempo au ralenti, “Don’t Say You Love Me” vient ensuite nous rappeller combien Depeche Mode sait, comme peu, écrire des ballades crève-cœur, magnifiées par la voix de Gahan, avant que les accrocheurs “My Favourite Stranger” et “Caroline’s Monkey” ne nous ramènent vers des rivages connus, ceux de l’année 1989. Nappes et boucles synthétiques, voix entremêlés, cette dernière nous offrant toutefois une mélodie trop proche de l’un des sommets du groupe, “Personal Jesus”, pour réellement émouvoir.
Si, sur la seconde face, certains titres ne séduisent qu’à moitié, les beaux et mélancoliques “Always You” et “Speak to Me” touchent vraiment juste, se rapprochant de quelques sommets du passé. Et l’on finit par se dire, en parcourant les paysages accidentés de “Memento Mori”, que l’on tient sans doute là le disque le plus vibrant de Depeche Mode depuis au moins deux décennies. Des ailes d’anges pour orner sa pochette, des bouquets de fleurs pour commémorer ce qui n’est plus mais continue à vibrer en nous. L’histoire n’est pas encore refermée.