Sorte de parrain de la scène indie britannique, Pete (anciennement Peter) Astor a traversé quatre décennies de musique avec un succès modeste mais une crédibilité inentamée. Il y eut d’abord dans les années 80 The Loft et The Weather Prophets, parangons de rock érudit et sachant faire sonner les guitares. Puis, à partir des années 90, une alternance d’albums solo – dont les inusables “Submarine” et “Paradise” – et de projets mariant songwriting et expérimentation sonore (The Widsom of Harry, Ellis Island Sound, The Attendant plus récemment…). Parallèlement, Pete entamait une carrière d’universitaire, enseignant et étudiant l’écriture de chansons.
Si son activité académique l’occupe aujourd’hui beaucoup, le musicien est toujours très actif, entre concerts, projets de rééditions et nouveaux disques. Cet automne a ainsi vu la sortie sur le label allemand Tapete d’“English Weather”, album très réussi où il fait ce qu’il sait faire le mieux : des compositions élégantes et émouvantes, arrangées avec goût et simplicité. Sa venue il y a quelques mois en région parisienne pour une prestation solo intimiste et chaleureuse nous a donné l’occasion de le rencontrer.
Ton nouvel album est sorti cet automne. As-tu écrit les chansons lors des confinements successifs ?
Non, pas vraiment. La plupart sont plus anciennes. Généralement j’écris beaucoup de chansons et je passe pas mal de temps à déterminer lesquelles sont les meilleures et fonctionnent le mieux comme un tout. Il peut m’arriver de travailler une quinzaine d’années sur une chanson avant qu’elle trouve sa forme définitive et que je considère qu’elle peut être publiée. Certaines de ce nouvel album remontent à 2008, alors que d’autres ont été composées il y a six mois. Avec l’expérience, je sais quand un morceau tient la route.
L’album s’intitule “Time on Earth”, c’est aussi le titre d’une des chansons. Considères-tu que c’est un thème qui court à travers tout le disque ?
Il y a une certaine cohérence, en tout cas, dans la mesure où je suis l’auteur de toutes les chansons et que c’est le même groupe d’excellents musiciens qui joue dessus. Et les chansons elles-mêmes parlent de l’amour et de la mort… L’album est en effet une collection de réflexions sur le temps que nous passons sur Terre. Quand on vieillit, et à mesure que les gens que nous aimons disparaissent, on voit la vie différemment. L’histoire peut se répéter, mais certaines choses évoluent, les perspectives changent. Il y a quelques jours, quelqu’un a décrit l’album comme un “coming of age record”, ce que je trouve pertinent. C’est même un “advanced age record” !
Peux-tu nous présenter les musiciens qui jouent sur le disque ?
Ian Button, le batteur, joue dans Papernut Cambridge et a une sacrée carrière de musicien derrière lui, également comme guitariste et producteur. Andy Lewis, le bassiste, jouait déjà sur l’album précédent. Lui aussi a un pedigree impressionnant, il a longtemps accompagné Paul Weller, joue dans Spearmint et a une super émission de radio. Sa connaissance des recoins les plus obscurs de la musique est incroyable, et il est capable d’en parler brillamment. Il peut citer tous les singles sortis chez RCA juste avant “Starman” de Bowie, et dont personne n’a jamais entendu parler ! Aux claviers, c’est Sean Read, qui est aussi un excellent chanteur et que je connais depuis longtemps, 1990 je pense. Il était dans les Rockingbirds, il est actuellement dans Dexys (ex-Dexy’s Midnight Runners). Et à la guitare, Neil Scott, un gars adorable que je connais depuis toujours ou presque, et qui a joué sur plusieurs de mes disques. Il y a une impression de familiarité quand nous jouons ensemble, nous partageons les mêmes goûts ou références et n’avons pas besoin de beaucoup parler. Je suis à peu près certain que le bassiste ne va jamais slapper, par exemple ! Ceci dit, ce serait drôle si ça arrivait : « Euh, tu es sûr que tu veux jouer cette partie comme ça ? » (sourire)
La première chanson de l’album s’intitule “New Religion”, mais elle semble plutôt parler de musique, avec des références à Johnny Thunders ou T. Rex…
A l’origine, il y a longtemps, c’était un poème. Quand je l’ai écrit, je n’avais pas l’idée de traiter un sujet précis, et puis ça a fini par devenir une chanson. Aujourd’hui, je pense pouvoir dire que ça parle de notre besoin d’avoir foi en quelque chose. Ça peut être Dieu ou Aleister Crowley, Bouddha, Johnny Thunders… La chanson est comme un hymne à ces nouvelles religions, un “spiritual”, je ne cherche pas à livrer un commentaire sur le sujet. Les mots sont juste venus comme ça.
La dernière chanson, “Fine and Dandy”, rend hommage à Pat Fish (The Jazz Butcher), disparu l’an dernier. Etais-tu proche de lui ?
C’était en tout cas l’un de mes contemporains et sa mort m’a bien sûr beaucoup attristé. Je ne peux pas dire que nous étions extrêmement proches, nous ne passions pas toutes nos journées ensemble. Mais pendant une grande partie de sa vie, nous nous sommes vus et nous parlions de musique pendant des heures, c’était toujours intense. Nous avons joué de la musique, ensemble ou séparément… J’avais du mal à me faire à l’idée que soudainement, il n’était plus là. Peu après sa mort, il y a eu un concert hommage et la chanson est venue comme ça, sans que j’y réfléchisse vraiment. Je ne voulais pas écrire spécifiquement sur Pat Fish. La chanson est en même temps absolument à propos de lui – elle commence par la phrase « Calling up from Fishy Mansions » – et pas du tout. Ça peut sembler étrange mais il me semblait tout naturel que ce soit ainsi. C’est le reflet de la relation que nous avions, nous étions proches sans l’être.
Dirais-tu que tu as le même genre de relation avec Lawrence, ex-Felt ?
C’est un de mes contemporains lui aussi, même si je le connais sans doute un peu mieux. Leurs personnalités peuvent paraître différentes, mais pour moi ils se ressemblent beaucoup, avec le même côté obsessionnel, “single-minded”. Ils font ce qu’ils ont à faire, c’est tout. Nous étions tous les trois sur Creation au même moment. Et je crois que je leur ressemble aussi. On se comprenait parce qu’on partageait les mêmes obsessions. Même si, contrairement à Lawrence, j’ai fait autre chose que de la musique dans ma vie.
Je t’ai découvert au début des années 90, grâce à Bernard Lenoir et aux “Inrockuptibles”. Avais-tu l’impression à l’époque d’être en porte-à-faux avec les grandes tendances de la musique indie, baggy sound, shoegaze, etc. ?
C’était sans doute le cas, mais pour moi, la seule façon d’être musicien, c’est d’être authentique, fidèle à ce que j’aime. Si j’avais fait des morceaux avec des guitares shoegaze, ça n’aurait pas fonctionné, ça n’aurait pas semblé vrai. Et ça ne m’empêchait pas d’admirer des groupes qui faisaient ce genre de musique, tout comme je peux aimer le rap – mais je ne m’imagine pas en faire, j’aurais l’air idiot ! Idem avec les musiques dansantes. Ou alors il fait trouver le bon collaborateur, comme Primal Scream avec Andrew Weatherall. Ce serait trop difficile pour moi de faire de la musique en essayant d’imaginer ce que les gens ont envie d’entendre. Si j’en étais capable, j’essaierais sans doute, mais je pense que ça ne sonnerait pas bien et je préfère me contenter de ce que je sais vraiment faire. Pourquoi faire de l’art si on croit pas à ce qu’on fait ? Bon, j’imagine que le raison c’est de se faire des montagnes d’argent ! (sourire) Mais comme musicien je n’ai jamais vraiment couru après ça, et au fond j’en suis heureux. Je me souviens d’une photo des Weather Prophets parue dans le “NME” au moment où nous nous étions fait virer de Warner, sur laquelle nous avons l’air particulièrement heureux. Si nous avions été des musiciens de carrière, cela aurait été une catastrophe : « On ne va pas avoir des tonnes d’argent et on ne va pas faire un autre album pour eux ». Nous, au contraire, c’était : « Super ! Nous sommes libres ! » Nous n’étions pas vraiment dans la logique de l’industrie musicale.
Tu n’avais que la trentaine à l’époque, mais déjà une dizaine d’années d’activité. Etais-tu déjà vu comme un vétéran par rapport à tous les jeunes groupes qui débarquaient ?
En tout cas la musique évolue très vite, on peut donc facilement se sentir dépassé. Cette question de l’âge dépend aussi de son parcours. Si j’avais sorti mon premier disque à trente ans, j’aurais sans doute eu droit à l’attention qu’on réserve aux nouveaux artistes. Mais j’ai commencé à 23 ans, et au début des années 90 j’étais déjà dans le circuit depuis un bon moment, j’avais publié pas mal de disques. Les Stones Roses et les Happy Mondays n’était pas vraiment jeunes quand ils ont connu un succès massif mais ils avaient fait peu de choses avant, la plupart des gens n’avaient pas entendu parler d’eux.
Que les gens fassent carrière dans la musique, ça ne me dérange pas, je ne me place pas sur le terrain moral. Mais je n’ai pas grandi avec cette idée et que je crois que c’est simplement impossible pour moi. Je fais la musique que je fais, en tâchant d’y prendre du plaisir. J’ai la chance d’être sur un label comme Tapete. Et quand je pense à ce que certains groupes qui ont eu beaucoup de succès à un moment ont subi, je n’ai vraiment aucun regret. Le temps fera son travail. Ça fait un moment que je suis là, et je vois que des groupes et artistes des années 80 qui n’ont pas eu beaucoup de succès à l’époque intéressant davantage de monde aujourd’hui. Et à l’inverse, il y a des trucs qui étaient énormes et dont plus personne n’a rien à foutre aujourd’hui ! A l’avenir, ça évoluera encore sans doute, je ne me fais pas trop de souci…
Comme d’autres musiciens ou ex-musiciens de ta génération, tu enseignes depuis plusieurs années l’écriture musicale à fac. Cela est beaucoup moins répandu en France. Comment s’est fait ce passage vers le monde universitaire ?
J’ai eu la chance de commencer quand tout cela se mettait en place. J’ai donné mes premiers cours à la toute fin des années 90, et au début des années 2000 j’ai commencé à enseigner le songwriting à la Goldsmiths University à Londres. C’était tout nouveau à l’époque. Au départ, c’est mon amie Gina Birch, des Raincoats, qui a occupé ce poste pendant un semestre, mais elle n’était pas très à l’aise avec l’idée d’enseigner ça donc elle m’a proposé de la remplacer. Je l’ai fait, ça m’a beaucoup plu. Le cours s’est développé, et maintenant je suis à l’université de Westminster. Quand j’ai commencé, nous n’étions pas beaucoup, mais aujourd’hui il y a de plus en plus de musiciens qui veulent faire ça. Il y a dix ans, j’ai aussi mené pas mal de travaux de recherches, j’ai écrit des livres et des articles. J’en fais nettement moins maintenant, mais j’aime toujours autant enseigner. Cela permet d’envisager la musique dans une perspective totalement différente. Quand je parle de musique de façon informelle, c’est généralement avec des personnes qui appartiennent plus ou moins à mon monde, mais mes étudiants, eux, viennent de sphères plus variées et sont bien sûr beaucoup plus jeunes que moi, ce qui est très inspirant.
Mais le songwriting peut-il vraiment être enseigné ?
C’est une bonne question ! Je pense vraiment que oui. On parle beaucoup de l’inspiration. Elle existe, incontestablement. Quand un boxeur gagne un match, c’est généralement qu’il a eu un moment d’inspiration. Mais s’il ne s’entraîne pas, ça ne suffira pas à le faire gagner ! L’écriture de chansons, c’est absolument la même chose. Je pense que mes meilleures chansons ont été écrites lors de périodes où je jouais et écrivais beaucoup. Ça a été le cas ces dix dernières années, et mes “muscles” d’écriture sont plus forts. Donc, si en plus je suis inspiré, le résultat sera bon. Il y a toujours une part de magie, mais avec du travail derrière ça vient plus facilement, je pense. Toutes proportions gardées, c’est ce qu’on voir dans le documentaire sur les Beatles, quand McCartney écrit “Get Back”. Il a à peine la moitié d’une idée, un riff, et beaucoup n’en auraient rien tiré. Mais lui sait qu’il peut en faire quelque chose. J’enseigne en quelque sorte des stratégies et apprends aux gens à entretenir leur muscle créatif. Ils doivent être aussi meilleurs pour évaluer leur travail, savoir si une chanson est bonne ou mauvaise. Ou à moitié bonne, demandant d’être retravaillée… C’est ce que je fais moi-même avec les miennes.
Le fait d’étudier les chansons des autres, d’y consacrer des articles dans des publications universitaires, a-t-il fait évoluer ta façon d’écrire ?
En fait, cela consiste surtout à identifier les choses, à établir une taxonomie : ce que sont ces choses, leur signification, comment elles fonctionnent… C’est utile et nécessaire pour les étudier, mais ça ne change rien à la façon dont elles agissent sur nous. Cela fait longtemps que je réfléchis à l’existence des chansons, comment elles adviennent, etc. Donc j’en ai forcément tiré quelque chose, mais la magie reste la magie, et on ne peut pas vraiment expliquer ce qui fait d’une chanson une bonne chanson. Réfléchir à tout cela permet simplement d’élargir ses perspectives, mais ne donne pas de recette.
Dans une interview aux “Inrockuptibles”, en 1992, tu évoquais un ami plus âgé qui t’avait fait découvrir beaucoup de disques importants, du Velvet Underground à Iggy Pop. Le fréquentes-tu toujours ?
C’est drôle, je l’ai revu il y a quelques mois. Je donnais un concert dans une maison et il était là. Nous avons longuement discuté, j’étais très heureux de le retrouver. Il a toujours une moto ! Après, ce genre d’initiation musicale est quelque chose d’assez commun pour des gens qui, comme moi, n’avaient pas de grand frère ou grande sœur. J’étais fils unique, ce qui peut expliquer pourquoi mes expériences de groupes ont parfois été compliquées ! Mais même si je peux faire un disque seul, j’aime être entouré d’autres musiciens, et la meilleure musique que j’ai faite l’a certainement été avec des collaborateurs.
Photos : Philippe Dufour.
Merci à Jean-Michel Dufour et sa famille.
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