Le Canadien d’adoption observe les débordements de son époque, cherche son point fixe dans la nature, la permanence de l’art et l’amitié. Un programme dantesque diablement bien mis en musique.
Il n’est pas bien gai, le monde décrit (et vécu) par Jérôme Minière dans “La Mélodie, le Fleuve et la Nuit”. Un monde néolibéral, segmenté, avec une novlangue de plus en plus prégnante (“L’Index des microconflits”), où l’on se sent plus que jamais emporté par les eaux du temps, vaguement sauvé par un îlot culturel, qu’il soit « un disque des années 90 » ou un film (“Nuit américaine”), quand ce n’est pas par une mélodie, qu’on trouverait presque par hasard, et bien sûr quelques lignes de chant posées dessus.
Ça sent le disque de vieux machin, me direz-vous… Oui et non… D’abord parce que cet album de noirs constats est très lumineux, presque enjoué. Il y a du plaisir dans la mélancolie et la nostalgie. C’est d’ailleurs ce qui transpire dans ce disque : le côté à part de notre génération biberonnée au cinéma et à la musique, de vies dédiées à la constitution d’une culture, faite de rites de passage, d’échanges, de recherches aussi. Une génération qui a accès à des moyens d’écoute et de reproduction de la musique relativement légers mais qui nécessitent aussi toute une logistique fixe et du temps à y consacrer. Musique plus mobile que celles de nos parents mais pas tant que ça. C’est sans doute grâce à ses limitations que le jeune Minière et ceux de sa génération ont pris le temps de s’immerger dans l’écoute, la pratique, la reproduction aussi.
C’est ce qui nous rend assez inadaptés voire perplexes dans ce temps de l’immédiateté, de l’oubli. Une série remplaçant l’autre, un RIP succédant à un autre (Godard, Tanner…), des morceaux de plus en plus courts sur des plateformes d’écoutes numériques invisibilisant voire annulant certaines sorties physiques (l’affaire Jens Lekman… ubuesque !).
Et notre Minière dans tout ça ? Eh bien il sort un disque, en format album, en CD même.
Et on le sent à la fois désemparé et pourtant tout à fait sûr de ses choix de vie, géant sur des pattes fragiles comme sur la pochette, et c’est ça qui est réjouissant.
Il y a trois Minière. Le poète (“Le Singe musicien”), l’adolescent éternel, assoiffé de culture, ex-fan des 90’s (“Simple comme bonjour”), enfin, l’observateur de son temps, voire le moraliste sans le vouloir (“L’Index des microconflits”). En cela, Minière me fait penser à Dante.
Reprenons L’Enfer (traduction de Jacqueline Risset) :
« Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouve par une forêt obscure
car la voie droite était perdue »
Et si la selva oscura de Dante, c’était “La Forêt numérique” de Minière?
On retrouve dans “La Mélodie, le Fleuve et la Nuit” ce même étonnement dantesque, cette pulsion scopique, de voir et d’enregistrer tout ce qui l’entoure, de s’émerveiller, aussi, de se trouver sur ce point fixe autour duquel la nature tourne :
« Si tout revenait comme avant
Les humains comme des aimants
Les parfums sous les arbres
Presque immobiles à la fenêtre
Le fleuve et la nuit charrient des étoiles
Tu les as à peine aperçues »
Dante, remontant des cercles infernaux (après avoir grimpé sur le diable resté collé aux eaux glacées du Cocyte et traversé la terre de part en part) se retrouve tout interdit devant le ciel étoilé, ce premier mobile :
« Mon guide et moi entrâmes, pour revenir au monde clair ;
et sans nous soucier de prendre aucun repos,
nous montâmes, lui premier, moi second,
si bien qu’enfin je vis les choses belles
que le ciel porte, par un pertuis rond ;
et par là nous sortîmes, à revoir les étoiles. »
Chant 34, dernier chant et derniers vers de L’Enfer.
« Nous traversons des lieux et des moments
Notre pas toujours changeant
Nous tient lieu d’horizon
À peine plus dense que l’ombre des nuages
Rêver sur le lit de rivières endormies
Danser sur la géographie
Disposés au pied du hasard
L’ensemble des doutes et la foi
Nos essais les poèmes les lois
Ils n’y changent à peu près rien
Nous sommes enfants du paysage
Semés par les vents de passage »
Il y a chez Dante une attention portée aux lieux et aux temps, aussi importante que la stricte architecture infernalo-purgatorio-paradisiaque. On se promène sur une géographie bornée, répertoriée par des positions astronomiques et le temps s’écoule de manière tout aussi précise.
Chez Minière, il y a le même enregistrement des temps et des lieux, que ce soit une pépite d’espace-temps intime :
«Tu réécoutes ce vieux disque
Des années 90
Ou bien avec délice
Cette belle rengaine d’Elvis
C’est le son du temps qui nous dépasse
C’est le son du temps qui nous embrasse
Et les leçons du temps qui passe…
et tout efface »
ou le souvenir de moments précis, qui touchent à l’universel d’une génération :
«La nuit sur les bords de Loire
Avec un magnétocassette
On avait quelque chose à boire
Une bouteille partagée à sept
C’était toujours un peu pareil
On chantait quelque chose en anglais
Sans vraiment tout comprendre de ce que ça disait
C’est simple comme bonjour
C’est le b.a.-ba
C’est comme du jazz
Mais joué sans solo
De tout ce qui s’est passé
J’ai gardé tous les visages
Sur le fleuve étoilé
Ces moments d’amitié »
Et toujours les étoiles, celles qui concluent chaque chant final des trois parties de la Divine Comédie.
« Je m’en revins de l’onde sainte
régénéré comme une jeune plante
renouvelée de feuillage nouveau
pur et tout prêt à monter aux étoiles »
Chant 34, dernier chant et derniers vers du Purgatoire.
Comme chez Ted Fendt, cinéaste du peu et dantien conséquent, il y a chez Jérôme Minière une volonté farouche de modestie dans ses enregistrements :
« Jamais été beaucoup plus loin
Que le bout de mes mains
Jamais été au Caire
Ou navigué sur les mers
Jamais rien fait d’admirable
La plupart du temps passable »
L’enregistrement et la spontanéité priment avant tout, depuis l’adolescence sur les bords de Loire jusqu’à l’aujourd’hui canadien et ses raps bancals. “Lasso” (ou Quand MC Solaar rencontre Deleuze et Brassens) et “L’index des microconflits” témoignent de ses, et de nos, grands écarts :
« Prendre le micro
Et ne plus savoir trop
Quel propos tenir au
Sujet de quoi où
Quel mot prononcer
Sans quiproquo provoquer
Sans se censurer
Quelque chose à susurrer
Sans se faire agresser
Ou même canceller
En français annuler »
Ce disque achronique tient compte de tout, réunit toutes les parties éparses et diverses de Minière, comme le dit si bien la chanson “Cairo”, « en un mot trois réalités ». Pop lo-fi (“Deux choses à la fois”), rap ou électro 90’s (“Détour” ou encore “Sentiment Vibrato” avec le souffle de la platine qui tourne), tout est là et tout est bien.
« Partir à l’aventure
Et sentir la nostalgie du retour
Douleur et plaisir
De te revoir
Futur, passé ou bien présent
Tu gagnes ou tu perds à chaque instant
Comment ressentir deux choses à la fois ?
Comment ressentir deux choses à la fois ? »
Les copains sont même présents, certains connus (Albin de la Simone, Françoiz Breut..) d’autres moins. C’est un disque monde, un disque fleuve.
« Le fleuve et la nuit charrient des étoiles
Tu les as à peine aperçues »
… mais certaines sont enregistrées, sur un CD indispensable d’un auteur qui l’est tout autant.
« Je me tournai à main droite, attentif
à l’autre pôle, et je vis quatre étoiles
jamais vues, sinon par les premier regards.
Le ciel semblait se réjouir de leurs flammes :
oh septentrional site veuf
puisque tu es privé de ces feux ! »
Purgatoire, chant 1
Avec l’aide de Johanna D, Béatrice de seconde zone.
“La Mélodie, le Fleuve et la Nuit” est sorti en numérique et CD chez Objet Disque le 26 août 2022.
PS : Les fans de Dante et/ou de cinéma sont fortement invités à se jeter sur Classical Period et plus généralement sur les films de Ted Fendt qui raviront les aficionados du grain du 16 mm, des films-séries qui rappellent par leur construction ceux de Rohmer ou de Hong Sang-Soo (et sont presque aussi chiants que ceux d’Angela Shanelec). Dans Classical Period, on suit Cal, un jeune érudit contemporain, et ses amis tout autant calés en architecture, en Réforme, en Beethoven ou en littérature anglo-saxonne, zoner dans Philadelphie, entre insomnies, promenades et lectures communes (et explicatives) de Dante. Hors-temps du cinéma, fascinant peut-être plus encore quand on se rend compte de la contemporanéité du film (2018), de son étrange rapport réel/fiction et personnes/personnages. Aussi puissant et incongru que le mariage contre-nature Rohmer/Straub-Huillet.
C’est aussi un cinéma chiche, un cinéma povera qui joue avec ses acteurs/personnes/personnages et les lieux revenant de films en films, quelquefois à l’état d’apparition, de vagues allusions comme rendant compte de la complexité et de la diversité du monde et des points de vue.