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Disques

Sylvain Chauveau & Pierre-Yves Macé – L’Effet rebond

Double album, reflets différents d’une même œuvre en miroir, Sylvain Chauveau & Pierre Yves Macé font avec “L’Effet rebond” d’une pierre deux coups : fondre la pop dans la musique contemporaine et improvisée. À moins que ce ne soit l’inverse. C’est magnifique, surprenant, intelligent et sensible : une grande réussite pour les deux.

On avait laissé Sylvain Chauveau en pleine clôture d’une trilogie, post-pop, aux confins de la chanson et de la musique expérimentale et improvisée, où il se faisait l’émule du David Sylvian de “Manafon”(2009), pierre milliaire de notre époque posée à côte de celles, importantes, de Scott Walker : “Climate of Hunter” (1984, avec notamment Evan Parker), “Tilt” (1995) ou encore “The Drift” (2006). Mais un David Sylvian qui aurait vraiment réussi à créer une musique populaire et exigeante, personnelle et singulière sans jouer aux collages avec les maîtres de l’improvisation.

On le retrouve, encore à la croisée des chemins, avec un album étrange, très joueur, un album double, voire miroir démultiplicateur. À l’origine, donc, des pistes enregistrées par Sylvain Chauveau (guitare, piano, voix, harmonium) visant non pas à la production d’un album mais de deux, le second étant laissé à Pierre-Yves Macé. Non pas des albums jumeaux mais deux albums des possibles réalisés chacun dans son coin. Les deux compositeurs ayant le loisir d’ajouter ou de retrancher des pistes.

On voit tout le côté ludique de la chose, inspiré aussi des théories postmodernes, le découplage (ou recouplage ?) auteur/musicien/compositeur/producteur.

Le résultat est un double album bluffant, concentré d’influences anglo-saxonnes, japonaises, françaises, savantes et populaires, toujours passionnant et riche, surtout de possibilités renouvelées pour une musique pop d’avant-garde.

L’effet Rebond version Silicium

Première surprise. Sylvain Chauveau retrouve un format long avec un premier titre “SCG” aux notes de guitares très claires, très lumineuses, loin des brouillards gris dans lesquels il se plaisait plutôt. Mais outre les brillances qui prennent le pas de prime abord, c’est rapidement l’ensemble des attaques qui se met au premier plan avec un toucher très sec. Plus que les notes elles-mêmes, c’est le son qui compte, voire la résonance. C’est un son que l’on creuse, dans lequel on se plonge. On pense à Scelsi, martelant une note pendant des heures. On observe les micro-changements, avant que quelques notes de piano n’arrivent puis d’autres qui s’évanouissent dans l’écho.

C’est une ondulation, un tintinnabulement. Puis des notes plus chaudes, des vents chaleureux. On pense un peu à “In C” de Terry Riley, cette musique qui devrait être vraiment la plus populaire du monde (dixit Cortázar dans Marelle ?) ou à ces “Singulars Forms (Sometimes Repeated)” de Sylvain Chauveau. Musique immobile, musique du changement infime et de la répétition qui demande une écoute vraiment active pour s’immerger dans cet art du fade in/fade out, de la prédominance du détail hors champ. On y découvre aussi tout un panel de vibrations, presque un tableau, qui rappelle le travail d’Éliane Radigue.

Deuxième surprise : après le retour à la forme longue (“SCG”, 17 minutes 37), Sylvain revient à la forme très courte avec 10 titres sous les 2 minutes 30, parfois même moins d’une minute. Une forme de chanson raccourcie avec une idée très zen japonais (voire rasoir d’Occam) : élaguer tout ce qui n’est pas nécessaire. Il est alors difficile de reconnaître Basho, Cummings, Thelonius Monk, Philip Guston ou encore.. John McEnroe, à l’origine des textes, même si on a quelques pistes (les titres, mais on doit se laisser aller au jeu de l’écoute avant celui de la lecture). Il s’agit sans doute d’élaguer aussi le jeu de références entre happy few, de ne garder que le sens ou l’impression ou l’idée contenue dans quelques mots.

Toute l’élégance, et la magie, réside dans le fait de donner une durée juste à chaque titre, de les rendre aussi autonomes qu’un monde. On ne remarque pas la relative longueur du premier titre et les suivants nous paraissent tout aussi naturels, bien que très courts.

«A note can be

Small as a pin or big as the world

it depends on your imagination»

“TM” (comme Thelonius Monk).

Certains titres sont purement acoustiques, d’autres retraités. Certains chantés, d’autres instrumentaux. Sur “MB”, on distingue un field recording comme un aspirateur ou un ventilateur lointain. En tout cas un bruit blanc, assez étonnant et assez amusant, presque ironique. Certaines voix filtrées pétillent comme un feu d’artifice avant de finir sur un tapis de percussions jouant sur les entrées droite et gauche (“LN”).

Comme toujours on apprécie le jeu de Chauveau sur les voix, les jeux de micro, les glitches comme celui qui fait disparaître la citation chantée de Philip Guston (”PG”).

«You do not possess a way

You do not possess a style

You have nothing finally

But some mysterious urge

But some mysterious… »

Sylvain semble aussi attentif à produire une musique sinon universelle, du moins en accord avec ses influences diverses. D’où des paroles chantées en anglais, la langue centrale de l’empire, mais aussi en français et, plus délicat, en japonais.

«matsutake ya

shiranu kono-hano

hebaritsuku»

“MB” (poème de Matsuo Basho)

Dont le sens est ici expliqué par John Cage, nous précise Sylvain  :

C’est un monde singulier, carrefour d’influences, culturelles mais aussi populaires voire explosives comme celles de John McEnroe contestant une faute. Tout fait sens dans cet album. Il  suffit de prendre la balle au bond.

L’Effet rebond version Iridium

Nouvelle surprise, alors qu’on s’attend presque à un album remixé, “L’Effet rebond version Iridium” s’avère être un album tout à fait à part. Une sorte de continuité, assez différente tout de même avec plus d’instruments acoustiques comme le violoncelle de Maitane Sebastiàn plein d’aplats, de coulées mais aussi de brillances avec un archet frotté pianissimo sur le titre d’ouverture ”Unsentimental”. On a l’impression que ce ne sont pas du tout les mêmes pistes de départ. En fait, il s’agit presque d’un jeu de pistes, où l’on reconnaîtra çà et là, rarement, un élément commun. Y compris dans les pistes vocales, plus longues chez Macé, certaines ayant été réenregistrées dans une autre langue (on trouve la version anglaise chez l’un et en français chez l’autre.).

Là encore on est dans un monde de micro-événements, tous magnifiques comme ces infrabasses qui lacèrent l’espace sur “Nuitamment”. Ce titre nous fait un peu penser aux Nachtmusik qui ponctuent la 7e symphonie de Mahler, en mode électroacoustique. Résonances d’un piano fouillé dans son intérieur, vents légers, presque brume japonaise d’un film de Mizoguchi avec la flûte basse de Cédric Jullion, qui viennent en contrepoint de la guitare de Chauveau (qu’on pense être la piste initiale). C’est un merveilleux titre impressionniste, au centre de l’album.

Macé respecte finalement peut-être plus le matériau initial de Chauveau (par exemple, l’harmonium de “You Do Not”, quasi impossible à repérer en version Silicium) quand il ne brode pas sur le motif de piano primordial (dans “More Gloom and the Light of That Gloom”).

L’art de Macé ne réside pas que dans les délicats ajouts acoustiques. On se perd avec délices dans ces arrangements de field recordings, de glitches évoquant filets et balles sur “You Cannot”, le titre portant la citation de McEnroe. On y entend la foule qui bruit par éclats et on sent la colère qui monte dans un titre vraiment désaxé et qui pourtant avance droit comme un homme qui sait ce qu’il veut.

On peut y voir un côté illustratif mais on sent que ce qui anime et agrège les éléments constitutifs des titres obéit avant tout à une logique tout à fait musicale et intrinsèque.

L’album se termine avec sans doute le plus beau morceau, qui est aussi le plus long, “Rose Iridium”, pendant à “SCG” qui ouvrait le disque de Chauveau.

S’ouvre-t-il sur une attaque de guitare ralentie, comme un point de départ qui serait un point de fuite ? On est dans un océan, un agencement de motifs simples et répétés de rythmes, qui est aussi un collage de piano préparé, tapé, gratté. Et c’est autant une symphonie électroacoustique qu’un délire pop répétitif. Le titre se déploie, catalogue rythmé et hypnotique des possibilités du collage. Comme sur “SCG”, le morceau est hyper lumineux, développe des timbres très particuliers, mats, scintillants, laissant autant la part au sec qu’au vibratoire, au percussif qu’au liant. Si In C est une parfaite introduction à la musique répétitive, ce “Rose Iridium” est la quintessence, presque pop, de la musique électroacoustique, dans le genre de ce que je ferais écouter à mes parents pour leur présenter cette musique. C’est exigeant et accessible, délicieusement beau et même dansant. Que demande le peuple ?

On ne cesse de le dire et de le répéter : Sylvain Chauveau et Pierre-Yves Macé sont sur une courbe sans cesse ascendante, chaque nouvel album est encore meilleur que le précédent, allant toujours plus loin et plus fort. On chérissait de loin David Sylvian et Scott Walker, Mark Hollis aussi, Sylvain Chauveau et Pierre-Yves Macé sont là, tout proches, totalement accessibles, en dehors de toute posture d’idoles et pourtant à une distance atmosphérique de leurs contemporains, opérant la synthèse de la pop et de la musique expérimentale et improvisée. Sylvain Chauveau et Pierre-Yves Macé sont désormais cultes mais cela ne se sait pas encore (trop). Profitons-en.

Avec l’aide de la ramasseuse de balles, Johanna D.

“L’Effet rebond” est sorti le 14 octobre 2022 chez Sub Rosa.

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