Après une annulation en 2020 et une édition 2021 limitée à quelques concerts d’artistes français en ville, la Route du rock de Saint-Malo retrouvait cette année ses lieux habituels, pour notre plus grand bonheur : la salle de la Nouvelle Vague pour la soirée d’ouverture le mercredi, la plage de Bon-Secours l’après-midi, et bien sûr le Fort de Saint-Père pour la plupart des concerts. Le festival aura sans doute souffert cette année de la concurrence de rassemblements concomitants sur le même créneau (comme le Check In Party à Guéret, avec plusieurs groupes en commun), du manque de vraies têtes d’affiche et de l’annulation tardive de King Gizzard (heureusement remplacés par une Fat White Family en grande forme). Sans être catastrophiques, les chiffres de la fréquentation (14 000 entrées payantes sur les quatre jours) inscrivent cette édition dans la fourchette basse du festival malouin. Pas de quoi s’inquiéter pour autant, d’autant qu’artistiquement la qualité fut dans l’ensemble au rendez-vous. Retour sur cette Route du rock 2002 en quelques mots et beaucoup de photos.
Mercredi 17 août
Dans son compte rendu (élogieux) du concert de King Hannah, le journaliste de “Ouest-France” se demandait comment la chanteuse Hannah Merrick pouvait garder son pull et le guitariste Craig Whittle, son bonnet vu la chaleur qui régnait dans la salle bien pleine de la Nouvelle Vague. Peut-être parce que leur musique est la coolitude même ? Voix fascinante, solos parfois éruptifs mais toujours millimétrés, assise rythmique d’une souplesse impeccable (la basse était jouée sur une guitare baryton), la musique de King Hannah nous transporte avec classe dans un univers à la fois familier et légèrement inquiétant. Cette Route du rock commençait par un grand frisson.
Les mimiques, silences et roulements d’yeux dont Aldous Harding gratifie son public peuvent décontenancer. Quand un spectateur lui lance “I love you” (ou peut-être ”We love you” ?), elle réplique par un regard étrange en expliquant après un blanc de quelques secondes (on cite de mémoire) “That’s my way to show my love”. Pince-sans-rire, donc, semblant cultiver le même décalage que dans ses chansons où un folk plutôt classique est entraîné dans des déviations arty. Jouant la quasi-intégralité de son dernier album, plusieurs morceaux du précédent ainsi que l’excellent single “Old Peel” sorti discrètement entre les deux, la Néo-Zélandaise, accompagnée d’un groupe subtil et inventif, prouve en tout cas, en une grosse heure, qu’elle est l’une des personnalités les plus passionnantes et complexes apparues sur la scène musicale ces dernières années.
Jeudi 18 août
C’est aussi à ce genre de programmation audacieuse qu’on reconnaît un grand festival : faire jouer une harpiste soliste (utilisant des effets électroniques, certes) à 16h sur une plage. Mary Lattimore s’en est très bien sortie, expliquant qu’elle était ravie de se retrouver tout près de la mer vu que l’eau inspire beaucoup ses compositions. Une délicatesse qu’on a goûtée allongé sur une chaise longue siglé du logo d’une chaîne franco-allemande, les yeux mi-clos.
Le jeu de mots est facile, mais on aurait aimé que la musique de Cola, trio mené par Tim Darcy (ex-Ought), pétille un peu plus. Plutôt raides, les morceaux montrent assez vite leurs limites dans cette formule minimaliste guitare-basse-batterie. Le tension est là, mais en ouverture, ce rock décharné nous cueille un peu à froid. A revoir dans d’autres conditions ?
On se demandait bien comment le jeune collectif anglais Black Country, New Road allait pouvoir se remettre du départ de son charismatique (et assez tourmenté) chanteur. La réponse est radicale : les musiciens ne jouent que des titres inédits, trois membres du groupe au moins alternant au micro (et chantant tous plutôt bien). “Y a pas de leader !”, comme disaient Les Inconnus dans l’un de leurs fameux sketchs… Souvent intéressant musicalement grâce à un instrumentarium varié (violon, flûte traversière, saxo, accordéon…), l’ensemble, entre postpunk, rock progressif, British folk et airs de comédies musicales, manque toutefois d’homogénéité, et de la puissance parfois inconfortable qu’apportait Isaac Wood. On salue donc leur courage, en se posant quand même des questions pour la suite.
Le concert de Yard Act commence très fort : vêtu d’un imper mastic de détective privé, James Smith arpente furieusement la scène en débitant une logorrhée dont on ne saisit pas grand-chose tandis que ses collègues exécutent un rock à la fois primal et subtilement déconstruit. Par la suite, ça s’essouffle un peu (notamment sur un morceau… uniquement parlé), tous les titres n’étant pas aussi imparables que “The Overload”, digne des meilleurs moments des oubliés The Rakes. Un bon moment, tout de même, typiquement anglais.
Ambiance assez proche pour Wet Leg sur la grande scène, avec moins de rage mais un peu plus de chansons mémorables (et qui nous sont plus familières, à force de les avoir écoutées). Pas trop de surprise quand on les a vus plusieurs fois ces derniers mois, mais pas mal de fun, à l’image des pampilles qui pendent des manches des guitares : ne se prenant toujours pas au sérieux, les cinq ne semblent pas encore trop lassés de jouer les mêmes onze titres (dont deux, plutôt bons, ne figurant pas sur l’album), de festival en festival. Espérons quand même que Rhian Teasdale et Hester Chambers puissent se mettre rapidement au travail sur un deuxième disque… à moins qu’elles préfèrent paresser dans une “chaise longue”.
Venus de Gand en Belgique, adoubés par Soulwax, Charlotte Adigéry et Bolis Pupil proposent une musique facile d’accès mais assez inclassable, où les voix (celle de la chanteuse, surtout) se mêlent à une électronique tantôt planante, tantôt plus énergique, refusant toujours les facilités du “boum-boum”. Vu d’un peu loin (il faut quand même manger et boire à un moment, et les concerts qui s’enchaînent sans interplateaux laissent peu de répit), à revoir, donc.
On les attendait au tournant après un set trop court et plutôt raté en 2019. Trois ans après, les cinq Irlandais de Fontaines D.C. ont pris de la bouteille et sont sans doute l’un des groupes les plus attendus de cette édition. Leur concert, dont la setlist pioche dans leurs trois albums en faisant la part belle au dernier, s’avère à la hauteur des attentes. Les chansons restent maussades et lancinantes (celles des deuxième et troisième albums, surtout), et les musiciens les jouent sans desserrer la mâchoire, mais avec une puissance et un engagement qui emportent tout. Vêtu d’un marcel et d’un bas de survêtement noirs (le jogging semblait être la grande fashion trend de cette année, on ne sait pas trop s’il faut s’en réjouir), l’intense Grian Chatten tourne toujours comme un lion en cage mais semble beaucoup plus concerné par ce qui se passe autour de lui. Triomphe amplement mérité.
On termine avec Working Men’s Club, le groupe de Sydney Minsky-Sargeant. Accompagné de trois musiciens (deux filles, un garçon) plutôt effacés, c’est lui qui assure le spectacle. Le mélange de rock et d’electro, efficace et dansant, évolue en fin de parcours vers des sonorités plus shoegaze, quand le chanteur prend une guitare. Et c’est tout aussi convaincant.
Vendredi 19 août
Les Menelas ont sans doute eu peur en voyant la pluie tomber en début d’après-midi. Heureusement, celle-ci s’est arrêtée à temps pour que les quatre Espagnoles puissent se produire dans des conditions idéales sur la plage. Leur pop garage sautillante, pas toujours parfaitement en place mais jouée avec beaucoup de fraîcheur, séduit sans peine, même si c’est sur les quelques morceaux plus lents, pouvant rappeler Electrelane, que leur personnalité affleure vraiment.
Au Fort, c’est le trio anglais Honeyglaze qui démarre devant un public peu fourni. La chanteuse et guitariste (qui semble à peine sortie du lycée) est très mignonne, le bassiste nous sort toutes les phrases qu’il connaît en français, même les plus incongrues, mais tout cela reste bien timide. Du potentiel, quelques chansons fortes comme “Female Lead”, mais il va falloir muscler votre jeu, les amis.
Avec leur psyché-surf-garage-cumbia principalement instrumental, les quatre filles de Los Bitchos (augmentées d’un guitariste sur scène) sont une curiosité, et devraient le rester. Ça joue bien, c’est vigoureux, très plaisant à écouter et à regarder, mais on les imagine quand même mal aligner une dizaine d’albums dans ce style-là (et si c’est le cas, on aura sans doute décroché bien avant).
En comparaison, la musique du quartette anglais Porridge Radio est nettement plus viscérale. La voix de Dana Margolin, souvent à la limite de la cassure, vous agrippe pour ne plus vous lâcher. Si les trois musiciennes et musicien qui l’accompagnent ne sont pas là pour faire de la figuration, c’est bien elle qui attire tous les regards. Une chanteuse habitée (on pense plus d’une fois à Alynda Segarra de Hurray for the Riff Raff), dont les compositions sans doute cathartiques n’oublient heureusement jamais la mélodie. Grand concert.
Vêtu d’une étonnante veste à franges lamée or, Kevin Morby est venu en grande formation. Sur une scène semée de bouquets de roses, un joueur de pedal steel, un flûtiste et saxophoniste qui se fendra de superbes solos, une choriste reléguée dans la pénombre du fond de scène (et que, sauf erreur, il oubliera de nommer en présentant les musiciens : elle s’appelle Elizabeth Moen) mais qui assure par moments la voix principale augmentent une classique formation basse-batterie. De quoi donner toute leur ampleur à des chansons respectueuses du patrimoine américain, mais capables de jolis coups de sang électriques. Ce concert d’une heure dix se clôt, comme on pouvait s’y attendre, par une longue version du mystérieux et chaloupé “Harlem River”, qui s’achève dans un irrésistible crescendo. Un sans-faute.
Sur la petite scène, DIIV livre un concert sans surprise, mais irréprochable, remontant jusqu’à son premier album “Oshin” (avec le petit classique “Doused”). La saturation reste raisonnable, permettant d’apprécier les mélodies et la dynamique de chansons rappelant les grandes heures de l’indie pop, option shoegaze. Le groupe nous quitte en nous promettant bientôt un nouvel album, suite de son “Deceiver” de 2019.
L’un des 36 tirages de la très belle exposition du photographe Richard Dumas à Saint-Malo intra muros montrait Baxter Dury en compagnie de sa fidèle complice Madelaine Hart. En les voyant tous les deux sur scène, quelques années après, on pouvait constater que le passage du temps avait davantage marqué le premier que la seconde… Exécutant un semi-strip-tease dès le premier morceau, Baxter surjoue comme d’habitude la coolitude cossarde, entre la sincérité et l’ironie de son personnage de playboy un peu minable. Derrière, le groupe fait le job, proprement, sans bassiste mais avec de belles lignes de basse. Même si on connaît tout ça par cœur, il y a ici suffisamment de chansons irrésistibles pour qu’on se laisse prendre au jeu, une fois de plus.
Avec leurs déguisements indescriptibles de créatures mutantes et leurs instruments bricolés, les Snapped Ankles offrent sous des spots uniformément verdâtres un concert qui relève plus de la performance. Répétitive et saturée, pleine de claviers qui semblent hors de contrôle, leur musique promet la transe à qui veut bien s’y abandonner. On n’est pas sûr de très bien comprendre ce que ça raconte, mais on se laisse facilement emporter. A l’occasion d’un changement de costume (!) du chanteur en bord de scène, on remarquera qu’il porte un T-shirt du groupe postpunk-jazz culte Blurt : un très bon point.
Retour à des sonorités et des tenues (noires) plus familières avec le groupe de clôture de ce vendredi, Les Limiñanas, dont les morceaux sur quelques accords en boucle risquent toujours de tourner en rond au bout d’un moment. Heureusement, la présence au chant et aux machines d’Eduardo Henriquez (Panico hier, Nova Materia aujourd’hui) apporte un peu de folie à ce boucan bien rodé.
Samedi 20 août
Sur la plage et sous un beau soleil, Tess Parks accompagnée de trois musiciens nous berce avec ses ballades envapées. Certes, elles ont un peu tendance à toutes se ressembler (certaines sont juste un peu plus bruyantes), mais elles collent parfaitement au moment et à ce cadre idyllique dont on ne se lassera jamais.
Une fois le concert terminé, on ne traîne pas afin d’arriver à l’heure au Fort pour Big Joanie. Le groupe féminin très engagé, qui entrecoupe se performance de quelques déclarations fortes (soutien aux grévistes outre-Manche, notamment), joue une musique brute, assez punk dans l’esprit, mais qui refuse la pure agression au profit d’une approche plus subtile. Les morceaux sont un peu inégaux, parfois d’une brièveté frustrante, mais on peut difficilement rester insensible à la sincérité et à l’envie de partage qui se dégage de l’ensemble. A suivre de près.
C’est en quartette que se présente Vanishing Twin, sans le sorcier du son Philip Baerwalde alias Man From Uranus. Mais même en son absence, le groupe n’a aucune difficulté à nous entraîner dans son univers unique, à la fois groovy et ésotérique. La très souriante Cathy Lucas arbore une tenue noire moulante à la Irma Vep, et le même grand chapeau rayé blanc et noir que la première fois qu’on avait vu le groupe sur scène à Paris. Sur ”The Organism”, tous les musiciens mettent des masques roses. Tout cela est arty, mais jamais prétentieux, et le groupe enchaîne après ce titre particulièrement expérimental deux parfaites perles pop, “The Conservation of Energy” et “Magician’s Success”. Un concert un peu trop court mais stimulant aussi bien musicalement que visuellement.
On avait déjà vu Wu-Lu à l’enregistrement de l’émission “Echoes” d’Arte, et on savait donc à quoi s’attendre. Soit un concert en trio rock guitare-basse-batterie plutôt rêche et bruyant, bifurquant sans prévenir vers le rap dans une étonnante formule à deux MC’s et un batteur (excellent, soit dit en passant). Pas sûr que ce soit la première fois qu’on entendait cette musique à la Route du rock (il y en avait peut-être eu un peu à l’époque du trip-hop), mais c’est en tout cas inhabituel. A l’évidence, pour le Londonien Miles Romans-Hopcraft, qui a grandi dans un milieu multiculturel, il n’y a aucune raison que la couleur de la peau assigne un quelconque genre musical. Une démonstration pour le moins puissante.
Assez aride et strictement instrumentale à ses débuts, la musique du trio Beak> a peu à peu gagné en rondeur et en voix (même si on ne peut pas parler de chant proprement dit), sans rien perdre de son côté abrasif et rentre-dedans. Entre deux morceaux de krautrock ébouriffants, Geoff Barrow, à la batterie, aura quelques mots sympathiques pour Baxter Dury et Big Joanie (dont les musiciennes suivent le concert à quelques mètres de nous sur la plateforme “VIP”, tout comme la batteuse et le bassiste de Vanishing Twin), et d’autres beaucoup moins amènes sur le “fucking” Brexit qui rend la vie dure aux groupes britanniques voulant jouer à l’étranger, surtout les plus modestes. On n’en attendait pas moins d’une formation aussi farouchement indépendante et concernée par l’état du monde.
Habitué des remparts de Saint-Père, Ty Segall a sorti récemment un disque plutôt calme et à dominante acoustique, le joli “Hello, Hi”. D’après les setlists qu’on a pu trouver, la plupart des dates de sa tournée commencent d’ailleurs par un petit set unplugged en duo. En festival, on a juste droit à la version groupe (le Freedom Band) et, à part quelques moments plus délicats, c’est un rock bien furieux qui sort des enceintes. L’exercice est un peu fatigant sur la longueur si l’on n’est pas spécialement adepte des gros riffs qui tachent, mais parfaitement maîtrisé.
Bientôt la fin et la fatigue commence à se faire sentir. Après la fameuse « chenille », on économise donc nos forces en regardant d’un peu loin le concert de PVA, jeune trio anglais dont le mélange très abouti d’électronique et de vrais instruments, porté par une chanteuse visiblement heureuse d’être là, donne pourtant furieusement envie de danser.
Vu la grande déception causée par l’annulation de King Gizzard and the Lizard Wizard quelques jours avant le début du festival, leurs remplaçants avaient intérêt à donner le maximum. La Fat White Family est comme Ty Segall une habituée du Fort, que ce soit sous cette formation (les sales gosses étaient déjà venus en 2014 et 2016) ou avec les projets annexes de ses membres. Avec eux, on se souvient de prestations intenses et chaotiques et d’autres plus routinières. Celle-ci était carrément exceptionnelle. Simplement vêtu d’une sorte de cycliste beigeasse et de bretelles, Lias Saoudi commence par descendre dans la foule pour la fendre en grommelant tandis que ses acolytes, sur scène, moulinent une sorte de drone pendant plusieurs minutes. Pas très loin de Throbbing Gristle, dont le groupe avait parodié une pochette… La suite est un peu plus dans les clous, avec d’excellentes versions des principaux “tubes” des Fat White : “Touch the Leather”, “I Am Mark E. Smith”, “Is It Raining in Your Mouth?”, “Whitest Boy on the Beach” et, pour finir, un “Bomb Disneyland” qui laissera tout le monde K.O. La tension et l’excitation ne sont jamais retombées pendant les 75 minutes du concert. On ne pouvait rêver meilleure fin pour cette édition des retrouvailles. Vivement 2023 !
Gregory Vandaele
Et Geese c’était comment ?