Album compact mais avec chausse-trapes malignes, et donc diablement réjouissant, pour un Dan Bejar le cœur en carafe, complètement paumé. Un miel noir qui est aussi, disons-le dès maintenant, l’album de l’année.
Après un “Kaputt” (2011) d’anthologie qui avait remis les pendules à l’heure de la poésie contemporaine anglo-saxonne et réhabilité les délices de production soft-rock et electro-pop-jazz 80’s, entre Steely Dan et Bryan Ferry, saxophone et chœurs féminins, que pouvait nous dire Dan Bejar, habitué de ces colonnes depuis “Streethawk : A Seduction” (2002) ?
On a, pour notre part, une relation ambiguë avec l’animal : adhésion totale ou “horripilement” massif.
Nous avions été relativement immunisés à “Poison Season” (2015) alors que le précédent avait été notre chair intime, tellement guéris qu’on a refusé toute oreille à “Ken” (2017) et “Have We Met” (2020). On retrouve en revanche notre chemin vers notre foyer dans ce “Labyrinthitis” aux chambres variées.
Finies les grandes manœuvres, on est dans la bricole. Attention, Dan et ses petits potes sont des maîtres compagnons, on reste donc toujours dans la fignolerie pop mais on sent un relatif abandon dans la construction des morceaux, dans les finasseries des titres. Et tout cela est follement riche car l’air entre de partout dans un Destroyer qui est habituellement à l’aise dans les parfums capiteux. On trouve donc des morceaux sacrément bien troussés tels “June”, bijou de production tarabiscotée, un peu funky chic mais qui s’échappe dans un final rappé inattendu rappelant Phoenix jouant les italo disco.
On aimerait citer le texte in extenso, tellement c’est bon. Contentons-nous de
«You have to look at it from all angles
Says the cubist judge from cubist jail »
Dan Bejar a visiblement le cœur en carafe et ramasse son petit être en morceaux épars comme ses bribes de morceaux qui s’agrègent (“It’s in Your Heart”) ou qui hérissent le poil comme des tessons de verre (“Tintoretto It’s for You”).
Bejar et sa bande, les nerfs à vif, ne choisissent pas, ne veulent pas choisir, entre pop satinée, électro qui tabasse et rock qui tache, entre élans vengeurs (“Suffer”) et blues de la reconstruction (“The States”).
C’est ce déséquilibre permanent, à rebours du velours de “Kaputt”, qui fait mouche. Bejar délaisse les grands textes poétiques pour s’ausculter franchement, quitte à laisser les repentirs et les facilités. On sent le même bouillonnement furieux, la même urgence à empiler les toiles que Tintoret à la Scuola Grande di San Rocco, la même volonté de se jeter dans le chiaroscuro. Comme toujours on baigne dans les références mais toujours avec distance, humour et une ironie, ici, noir profond.
Si le Hitchcock de “La Main au collet” est convié, c’est bien plus pour souligner l’opposition des semblables que leur improbable réunion.
« It takes a thief
to catch a thief
It takes a tree
And it takes a leaf
Or maybe leaves
falling to the ground
Then up
in flames
another way
of saying goodbye
And I try and I try »
Quant à Shakespeare, s’il est convié, c’est pour lui tirer les moustaches sur l’angle potache et rappeler aussi ses blagues balourdes sous la ceinture.
« I piss on the floor
the band sets upon the floor
I piss on the floorboards
The whole world’s a stage,
That I don’t know
I am going through »
Sur “Eat the Wine, Drink the Bread”, c’est donc le fameux vers (All the world’s a stage) prononcé par le mélancolique Jaques de As You Like It (Comme il vous plaira, 1599) qui est repeint par un Bejar sous le coup d’une remontée de bile.
Si le Fellini de La Dolce Vita remonte, lui, c’est pour souligner les catastrophes du désir, du sentiment et d’un monde qui devient encore plus absurde à travers ce prisme amoureux qui déforme tout.
« A drowning in the Trevi Fountain for no reason
The world’s got to know
It was you.
It was you.
It was you.
Hunting in the dark for an animal
All the girls got soul
And the boys got soul
and the man feels alive
when the whim in her eye
hit the tent where the accident happens
No matter when
Don’t matter how
Don’t matter where
You’re gonna suffer »
La Dolce Vita è finita… Costello l’avait bien dit : Accidents will happen.
On pénètre dans ses habitats fragmentés et on parcourt le disque suivant un discours sinueux et pourtant balisé entre la première et la dernière chanson. La première, entrée du poison comme un venin, irriguant tous les titres. La construction est bétonnée, agitée de courants mais tenue.
«You want to go
home
You want to know
the way
And the when
and then why
somehow
It’s in your heart now »
Reste à errer, de douleurs en malheurs, de brèves accalmies en éruptions de rage.
On retrouve chez Bejar comme comme chez son compatriote Nicholas Krgovich (qui assurait la première partie d’une tournée de Destroyer il y a quelques années), autre cœur d’artichaut éparpillé, les mêmes tentatives vaines de fuite au soleil, à L.A. (“The States”). C’est à lui que l’on pense, bien plus qu’au Destroyer-vaisseau amiral du passé, à ce Krgovich, hérault de la petite forme (de l’évasion amoureuse “On Sunset” et son réveil difficile “OUCH !”).
Est-ce d’ailleurs tellement étonnant si l’ex-compagnon de Destroyer depuis “Kaputt”, Joseph Shabason, n’apparait plus (même si sa touche est toujours là avec le trompettiste JP Carter, très Truffaz) alors qu’il s’épanouit désormais avec Krgovich, notamment sur un très bel album crossover, “Philadelphia” (2020) ?
«Unfounded
Accusations
Ruff ruff goes the beagle to the terrier
Been meaning to wear my hair like this for ages
I mean down
down
all the way»
(“Eat the Wine Drink the Bread”)
On le voit, on est loin des approches malignes de Cary Grant et de Grace Kelly… La dégradation morale et physique de Bejar atteint des profondeurs abyssales. Pour autant, l’album reste léger et accueillant comme cette “Last Song”, composition ô combien pauvre (voix-guitare) et donc riche :
«You get up you stand up
You move to LA
You’re just another person that move to LA
An explosion is worth
a hundred millions words
And that
Is maybe too
many words
…to say »
Voilà… Point final.
“Labyrinthis” est sorti le 25 mars 2022.
Avec l’aide de Johanna fidèle D.estrier de la correc’
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