Faut-il s’attendre à être déçu par nos idoles à guitares sensibles ? Après un épouvantable concert de Damien Jurado qu’on a mis sur le compte d’un lieu improbable et inadéquat au chanteur, et, surtout, après des albums poussifs qu’on n’a même pas pris la peine d’acheter, que reste-t-il de notre appétence pour le Nord-Américain ?
Suffisamment pour qu’on lui redonne une chance (mais est-ce une mauvaise habitude ?) puisqu’il revient sur ce qu’on serait tenté d’appeler ses terres : le charmant théâtre à l’italienne de Södra Teatern, dont les sièges s’affaissent de plus en plus…
Devant la salle, on retrouve des amis cinéphiles, de feu Fairbanks Quarterly, et on est bien content d’inviter au débotté l’un des chanteurs cinéastes Kim Ekberg dont le nouveau court métrage, 2gether, vient de gagner le Dragon du court métrage du Festival du Film de Göteborg.
De Corrina Rep on ne sa(va)it rien. C’est une charmante folkeuse, hyper féminine, voix enjôleuse, à l’aise dans les aigus et graves extrêmes. Pas ma tasse de thé mais seule sur scène avec guitare et pédales, elle affronte le public en maîtresse femme. Là encore, on est un peu revenus de la construction de structures complexes aux pédales (on a peut-être trop abusé de Joseph Arthur et de Dominique A) mais il faut reconnaître qu’elle est sacrément balaise. C’est une belle découverte. Elle a de beaux états de service avec notamment une apparition sur Calo Verde, le label de Mark Kozelek. Je n’achèterai pas son disque mais je ne rechignerai pas à la revoir sur scène.
Une pause pipi et revoilà Damien et son désormais alter ego, voire son factotum, Josh Gordon. Impossible de ne pas penser à l’autre double de Damien, feu Richard Swift…
Depuis quelques albums (“The Horizon Just Laughed”, “In the Shape of the Storm”), Damien fait équipe avec Josh, éminemment doué et sympathique, mais en rupture totale avec le Technicolor de Swift. Et… on s’ennuie un peu sur des albums s’inscrivant de plus en plus dans un certain canon folk alors que Damien n’hésitait pas justement à briser les barrières.
Comme avant Corinna Rep, on nous rejoue le coup du rideau sauf que la scène est cette fois-ci vide. Un long moment. Un bras sort des coulisses pour prendre une photo : c’est sans doute le facétieux Damien… qui entre en scène avec son acolyte. C’est un nouveau look : cheveux mi-longs frisés, lunettes noires, star de l’anti-star system.
Et Damien de jouer sur ce registre tout au long de la soirée à base de soupirs, de marmonnements, de grognements en tournant les pages de son songbook, se plantant dans ses feuillets, accordant pendant des heures sa guitare. Le tout dans un silence de plomb.
Certains prennent le parti d’en rire. OK, Jurado nous la joue sale rock star. A moins qu’il n’essaie une distance visant à amener une réaction d’un public appelé à sortir de sa torpeur de consommateur. Peut-être… Mais peut-être aussi vire-t-il au sale con…
Une bonne âme l’interpelle avec douceur en lui demandant si, simplement, ça va ? « NO ! », répond brutalement Jurado avant de préciser, après un long silence : « Oui, évidement jouer tous les soirs avec mon pote Josh, c’est super. »
Quelques « we love you Damien » seront accueillis avec un « thanks, we appreciate that », mais basta… Quand on a connu les grandes envolées, certes teintées d’humour noir, on trouve que l’ours s’est énormément renfrogné ou a viré à l’amer… La Californie ne lui réussit guère…
Et la musique ? Jurado et Josh font le boulot. Enfin, Jurado est un peu à la peine, question guitare acoustique, heureusement aidé par Josh qui met du liant dans tout ça. Jurado se contente de la rythmique, pas facile facile ce soir là, et chante plutôt piano. Ça tombe bien, c’est l’ambiance guitare qui veut ça mais il nous manque les envolées, les jeux avec le micro, le plat est bon mais la sauce ne prend pas.
Reste que Jurado ne commet pas l’erreur de la dernière tournée. Il enchaîne les tubes. “Cloudy Shoes”, “Nothing Is the News”, “Maraqopa”, “Rainbows and Rainer”, “Working Titles”, “Ohio” pour n’en citer que quelques-uns… Il prend le soin de préciser qu’ils n’ont pas de setlist et choisissent au dernier moment. Même si le choix, ce soir, semble plutôt dicté par l’ordre des feuillets en bordel… Admettons que ce soit un running gag…
Brève éclaircie, Jurado se moque de Josh qui acquiesce sans broncher à toutes ses demandes. On a cru que le show allait décoller, mais non… On restera downtempo. Y compris sur “Johnny Caravella”, sans doute sa meilleure chanson depuis quelques années, sur un album pourtant assez plat (“The Monster Who Hated Pennsylvania“, 2021) . Lors du déchaînement attendu à la moitié de la chanson, au contraire, Jurado ralentit le tempo, crée de l’espace, prend du champ, nous surprenant, Josh aussi sans doute.
Idem sur le dernier titre que je n’ai pas reconnu mais qui m’a semblé être tirée de la période “Maraqopa”, Jurado a étiré le titre en longueur, ajoutant des couplets, et, pour tout dire, en se la jouant un peu… Jim Morrison, tant dans les thèmes que dans les cris, la façon de déclamer, amusant son compère forcé de sortir de sa zone de confort. Cette semi-improvisation potache et assez tordante pour qui suivait un peu le concert (s’agissait-il de prendre à revers la frange la plus fanatique ?) a sauvé la soirée.
Mais bon… Aucune request (on a tous entendu quelqu’un réclamer très gentiment “Sheets”, distinctement), un silence de plomb, une attitude pas très cool, une absence au stand de merch. Décidément les duos à guitare intimes quittent la sphère de la petite famille… Déjà que les disques ne se vendent plus (il restait de nombreux exemplaires de “Take Your Time”, le dernier simple avec gravure, pourtant tiré à 300 exemplaires), les salles, derniers refuges, vont finir par se vider. Jurado, prends garde à toi !
Avec l’aide a posteriori de Johanna (en) D.(euil)