Petit édifice sensible, abri blues pour refuzniks de tout ordre.
On entre dans Le Bâtiment comme on entre en religion : avec respect et circonspection. Le maître d’œuvre est un compagnon du devoir, humble et sûr dans ses choix. Un musique du peu, une musique du pauvre, faite avec les moyens du bord : une guitare, quelques claviers récupérés sans doute dans des vides-greniers, des percussions de fortune, des copains sans doute plus choisis pour leur qualité de cœur que pour leurs aptitude chorales, le tout pour une musique de bouts de chandelle, anti-technique, bref tout pour préserver une immédiateté, une intensité et une authenticité brute, à l’état pur.
Comme véhicule esthétique, le blues, celui d’une classe ouvrière outre-Atlantique, celle qui a plus qu’imprimé les sensibilités musicales de notre génération. On retrouvera dans le barda du Bâtiment le bricolage des Moldy Peaches, l’artisanat, la prolixité et la démarche de retrait d’André Herman Düne/Stanley Brinks, et le côté faiseur minimaliste de Jason Molina/Songs:Ohia. Si l’ambiance musicale est tournée vers les oncles d’Amérique, les textes, au contraire, puisent dans une tradition française peu empruntée, utilisant toutes les possibilités musicales et poétiques de la langue de Murat. Impossible de ne pas penser au chantre de Chamalières pour cet alliage entre un langage musical américain stricto sensu et une poésie libérée des tropismes anglo-saxons qui colonisent la chanson française. Alors que Murat est en roue libre, perdu pour beaucoup, la flamme vit encore dans le Bâtiment qui construit brique à brique tout un établissement fragile, un îlot de résistance, presque une ZAD qui serait dans sa précarité, justement, une forteresse.
Du Bâtiment filtrent peu d’informations. Les enregistrements sortent uniquement sous forme numérique sur Bandcamp, gratuitement, cela va de soi. Les visuels sont bricolés comme au bon vieux temps du fanzinat, avec des découpages, des photos sur ou sous-exposées. Certains sont dédiés à des muses (“Nathalie”, Richard, who else ?) ou à des ombres tutélaires (“John Cale”). Il y a quelque chose d’incroyablement touchant dans ce refus du monde et, en même temps, dans ces évidents dons au monde, un contre-potlatch en somme.
C’est un sacerdoce que de livrer sans fard son moi le plus intime pour la multitude.
Et ce quand ça lui chante, en dehors de toute considérations de promotion, de séquences (comme ils disent). Aujourd’hui, rien que pour 2021 (mais l’année n’est pas finie..), c’est trois petites merveilles d’enregistrements qui nous sont offerts par le Bâtiment. “Réponses rythmiques et mélodiques à vos questions sur la mort”, un album plus long et plus tarabiscoté paru en juillet, encadre deux formes courtes que sont “Aucune issue pour la beauté du monde” et “Tout laisser derrière”. Peut-on se remettre de cette fusée à étage, “Les jours passés et les nuits à venir”, qui convoque les souvenirs cinématographique des Nuits de la pleine lune de Rohmer et de Nuit et Jour d’Akerman, du lumineux blues branque, “J’avance dans la ville”, aux côtés de perles brut(al)es comme “Le Bestiau” ?
Pour plus de détails, on se replongera dans la chronique de Renaud Sachet, notamment dans le fanzine Groupie dont on vous recommande une fois de plus l’acquisition. Sur “Tout laisser derrière”, on a fait nôtre, à jamais, l’envoûtant et sombre “Blues de la morelle noire”, le constat partagé, “Si je m’appartenais” (Murat ressuscité), ou encore ce curieux conte de nos années à venir (peut-être… et d’ailleurs doit-on vraiment se le souhaiter ?), “Tout juste veuve”.
Mais revenons à “Aucune issue pour la beauté du monde”. 16 minutes indispensables qui tracent le plan du Bâtiment. Son éthique avec “Trop peu de pairs” :
Il faut être en tout point raté
Pour ne jamais flatter le mal
Gâcher sa chance, s’y hâter
Les gens heureux ont les mains sales
Ses intermittences du cœur (“Prompt !” ou encore “Tu m’aimes ou tu m’aimantes”) :
Aux soucis de nos vies passées
Les questions ont été posées
Les plus simples sont sans réponse
Les autres jamais ne s’énoncent
Comme on le voit, c’est toute une poétique muratienne retrouvée, d’un Jean-Louis débarrassé de ses encombrants tics et facilités d’écritures et qui aurait retrouvé les grands espaces de liberté dans l’inconnu des prairies numériques. À l’évidente sécheresse musicale répondent la rigueur d’écriture et les questionnements qui habitent Le Bâtiment. Impossible de n’être pas terriblement ému devant le titre célinien (mais ayant abandonné toute haine) “D’un côté l’autre” :
Dessines-tu des traits
Qui divisent le monde
D’un côté le secret
De l’autre mue profonde
C’était un jeu cruel
Je m’y suis laissé prendre
Tout finit avec elle
La vie toute de cendres.
Je vis en dents de scie
Je monte et je retombe
Je partirai d’ici
Je n’aurai pas de tombe
J’entretiens le malaise
Au profond de mon sein
J’aime trop les falaises
Que je longe à dessein
Mais quel œil exercé
à fuir les cœurs et les percer ?
A cette petite magie d’écriture, et au refus du sensationnel musical (la voie Molina, une fois de plus), se joint une voix légère et profonde tout en délicatesse et cris de sincérité : la voix du blues. On ne s’étonnera donc pas du choix du blues comme véhicule revendiqué à la manière de Jason Molina (oui, encore et toujours), jusque dans ses titres. Et c’est, je pense, encore une question poétique et politique, fondamentale, qui plus est à notre époque.
Cet autarcique de l’art nous fait penser à un autre épris d’absolu, Jean Bart, mais sans la folie maniaque de celui-ci. On est dans le même concret, le constat à cru sans les errances-fuites du « môme éternel ». En cela les chansons du Bâtiment touchent mais aussi frappent, loin d’un esthétisme bourgeois. On sent un souci des racines, une volonté d’éviter tout décollement de la plèbe.
Les entrelacs de guitares et les chœurs maisons réveillent l’attirail familial et le compagnonnage de la bande antifolk au sens large (Herman Düne tendance “Mash Concrete Metal Mushrooms” voire “Not on Top”), lorsque faire de la musique ensemble était aussi naturel qu’impératif.
Reste que Le Bâtiment a choisi une voie encore plus dure, plus âpre, en tentant de joindre nos deux bouts de sensibilité, française et anglo-saxonne, et de ne se dévoiler que dans une semi-pénombre. Avec ce genre d’animal, tout semble permis, y compris la disparition totale.
On ne peut que vous encourager à entrer dans ce Bâtiment intime, essayer de le voir en concert (s’il en fait), télécharger ses morceaux et les envoyer à vos proches (c’est le meilleur des cadeaux), voire faire vivre sa musique avec vos propres instruments (c’est peut-être encore mieux).
Ainsi les adorables petites merveilles que sont “En souvenir de mon amie Mohawk”, encore une histoire d’anomalie, d’être au monde d’une manière spéciale, ou “Le Pain sec (ne se jette pas)”, simplicité et difficulté d’être humain, n’attendent que d’être interprétées avec et/ou devant des êtres aimés. Ou en solitaire, dans son entre-soi, idéal pour faire “Mon Sinatra”.
Le Bâtiment chante dans “Les Écrits” :
Survivre est une peine en soi
On s’accroche à n’importe quoi
Faisons-le mentir : pas à n’importe qui, dans certains cas. Le Bâtiment est désormais notre refuge.
Avec l’aide de Johanna D.eux crocs.
“Aucune issue pour la beauté du monde” est sorti sur Bandcamp le 16 octobre 2021.
Le Bâtiment a aussi (quand même?) une page Facebook.
Une session pour La Souterraine qui confirme tout le bien qu’on pense de Le Bâtiment (et certaines de nos hypothèses) est disponible sur le site de Radio Campus Paris ici (ça commence vers 38mn):
Le Bâtiment – Session – POPnews
[…] Cette semaine, session avec le Bâtiment pour un titre acoustique tiré de l’album « Aucune issue pour la beauté du monde« . […]