Le Breton touche-à-tout sort un sixième album, pour la première fois entièrement chanté en français, d’un onirisme singulier et d’une désarmante sincérité. Et nous entraîne dans un passionnant labyrinthe musical où l’on ne demande qu’à se perdre.
Il est très rare de citer le nom du cinéaste Dominik Moll dans une chanson. C’était même sans doute inédit, dans toute l’histoire de la musique enregistrée, jusqu’à ce morceau de John Trap, “Crois-moi sur parole” (oui, ça rime avec Moll). Parce que John Trap, eh bien, lui, il fait des choses comme ça, citer le nom de Dominik Moll dans une chanson, et des trucs plus bizarres encore. Et depuis longtemps, en plus, sous l’égide d’une maison de disques pas comme les autres.
L’Église de la Petite Folie n’est pas vraiment une église. On pourrait imaginer une étable, mais non plus. Le label, créé il y a bientôt vingt ans du côté de Brest, “quelque part entre Saravah, Rosebud et Lithium”, par l’éminent Arnaud Le Gouëfflec (romancier, musicien, chanteur, scénariste de BD – co-auteur de l’acclamé “Underground – Rockers maudits et grandes prêtresses du son”, qui vient de sortir – et donc créateur de label), serait donc plutôt une écurie. Mais pas vraiment une écurie de champions, plutôt un élevage d’outsiders humbles et probes qui s’égaillent dans ce coin de Bretagne où les projets fourmillent et où cette famille d’artistes bénie des dieux travaille ensemble, l’un produisant le disque de l’autre, lui écrivant des paroles, dessinant sa pochette ou réalisant son clip. Thomas Lucas, alias John Trap, producteur bidouilleur, multi-instrumentiste fureteur, chanteur candide et cinéphile rêveur, fait partie de la bande, au même titre que Delgado Jones, Ooti Skulf ou Garden With Lips, des artistes parfois plus tournés vers leurs cousins grand-bretons que vers la lointaine capitale et son business obscur… Et parfois aussi, plus connus à Londres qu’à Paris. C’est ainsi, ils ne s’en plaignent pas.
“Cinéma”, qui arrive à pic pour la réouverture des salles, est le premier album intégralement chanté en français par John Trap. Le sixième personnel d’une œuvre prolifique, qui compte également des collaborations tous azimuts ainsi que des BO de films et de documentaires. Il pourrait de ce fait toucher et accrocher un peu plus les oreilles de ce pays, voire intégrer, qui sait, les quotas réglementaires des playlists de certaines radios publiques nationales… L’usage de la langue d’ici, qui permet à la fois la nuance, la poésie et la nudité, est pourtant loin d’être le seul atout de cet album foisonnant, ludique, touchant, passionnant et surprenant de bout en bout.
On entre dans l’univers de John Trap comme dans celui de Tim Burton. Même étrangeté, même singularité, mêmes thèmes aussi (“la présence de la mort, les fantômes de l’enfance, les ombres de la forêt, le goût des personnages rugueux et authentiques”, dixit son portrait “officiel”). Ou comme dans un conte, où les grandes personnes restent des enfants qui ont peur de se perdre dans la forêt, la nuit, sous la neige. Ou peut-être est-ce le monde, en entier, qui est effrayant. Mais aussi merveilleux, dans le regard du petit garçon qui, devenu adulte, n’a pas oublié l’enfant qui sommeille en lui.
John Trap chante en français, mais un peu comme Stephen Malkmus ou Jason Lytle chantent en anglais. Avec candeur et générosité. Au feeling. Comme il joue de la musique. Du moins le croirait-on, car au fur et à mesure des écoutes, on se rend compte du travail de production exceptionnel qui a présidé à l’élaboration de “Cinéma”. Superposition de voix d’un troublant effet, samples plus ou moins cachés, myriades de sonorités, de bruits, d’instruments indiscernables façonnent pourtant de vraies chansons, immédiates, qui deviennent très vite intimes. Qu’elles soient folk, pop, noisy ou électro, voire limite hip-hop ou funk, elles se fondent tous dans le creuset de l’esprit génialement décalé, et foncièrement sincère, du musicien de Huelgoat (dont la forêt enchantée n’est sans doute pas étrangère aux inspirations, aux terreurs et aux émerveillements de Thomas Lucas, qui vit à sa lisière, en famille, dans une maison où il a installé, au grenier, son home-studio, son antre, sa grotte aux mille couleurs).
Il y a quelques années, à la sortie de la projection du film de Spike Jonze, “Max et les Maximonstres”, je m’étais fait cette réflexion : “On dirait un film réalisé par un enfant”, certes virtuose. C’est le même sentiment qu’évoque “Cinéma” : un disque de rock (au sens large, même si on est bien ici dans une tradition et des références de musiques anglo-saxonnes) fait par un enfant, même quand il parle de la difficulté d’être lesbienne en milieu rural (“Katell se révèle, Katell se relève enfin”, dans “Katell”), de la maternité et de la nature (“Tu as un hêtre qui pousse dans le ventre/Tu seras bientôt maman plante” dans “La Qualité du bois”) ou s’aventure dans des ambiances à la “Délivrance” ou à la “Fargo”, version Finistère – le morceau de clôture, sommet horrifique et drôle : “Qui c’est qu’est tombé dans la fosse à lisier ? C’est Jean-Louis et Patrick et Marcel et Véronique”, possiblement une charge anti-Le Pen et/ou collabos ?
Les monstres errent autour de nous, un peu partout (“File-moi tes fleurs/Sinon je te croque la tête”), la forêt est à la fois un refuge et un lieu de terreur (“Je n’ai pas craint la forêt noire/Te quitter m’aurait fait plus peur”), la nature peut nous engloutir à chaque instant (“Je vais mourir quelques heures/Car la neige nous mangera”), les rêves résistent malgré les doutes et l’adversité, parce que les rêves sont ce qui nous permet de vivre (“Il y a si peu de neige mais je veux y croire” dans “Guide de haute montagne”) Et ce monde, là, autour, il fait toujours un peu peur. Au point de finir par “[faire son lit] près du carburateur”. Des peurs d’enfant qui n’ont finalement pas de raison de disparaître quand on est grand. Où elles deviennent des peurs rassurantes. Comme des cocons de peur, en quelque sorte. Des refuges.
Mais dans ce monde terrifiant, il reste toujours, pour John Trap, un phare, un point d’ancrage, ou de fuite : le cinéma. “Mon cœur est un bloc de résine/Où se projette en transparence un film/C’est sur l’écran de sa mémoire/Que se déroule ma bobine intime”. Sur ce texte d’Arnaud Le Gouëfflec, Thomas Lucas concède le fin mot de l’histoire, le pourquoi de ce titre, de cette pochette de toute beauté signée de l’illustrateur Laurent Richard, même s’il a disséminé des indices tout au long de son disque, comme le Petit Poucet des cailloux, qu’on ne finit pas de dénicher, écoute après écoute. Le comble étant que jamais, ô grand jamais, John Trap, sincère à nous faire pleurer, ne fait son cinéma. Parce que John Trap, voyez-vous, c’est vraiment tout, sauf du chiqué.
Un beau documentaire de 22 minutes signé Antoine Guévarec raconte la genèse de l’album, et permet surtout de rencontrer Thomas Lucas sur ses terres, de mieux comprendre son travail et de partager avec lui ses sources d’inspiration… cinématographiques, entre autres.