Arab Strap se regarde le gras du nombril presque vingt ans après sa séparation. Rien n’a changé si ce n’est en pire. La situation est donc idéale car le couple a de beaux restes et un savoir-faire génial. On les retrouve vieillis mais en pleine puissance de feu, acides, pleurnichards, totalement lucides. Et c’est la meilleure piqure de rappel de l’année, garantie sans thrombose.
Je n’imaginais pas voir un jour The Silver Jews en concert. Ni même écrire sur un nouvel album de David Berman, non seulement un chef d’œuvre, son ultime qui plus est. Pouvait-on imaginer la fin d’Arab Strap en tournée d’adieu après dix ans d’existence et célébrer son retour dix-huit ans plus tard ? Peut-être…
C’est en tout cas ce qu’on peut appeler une carrière rondement bien menée. Les souvenirs sont nombreux mais malheureusement bien brumeux. Était-on à la Guinguette Pirate en 2003 ? C’est sûr. Avait-on papoté avec Guillaume Sautereau, aux platines sous l’alias DJ en Vert ? Évidemment. Avions-nous médit avec Mathieu Malon ? Sans doute. Quels Rouennais étaient dans cette fournée, car convoi il y avait forcément ? Je me souviens fort bien de la tournée d’adieu, de la soirée au Trabendo, du copieux merchandising. Mais y avait-il les fameux mouchoirs dont parle Aidan dans “Tears on Tour” ? C’est bien possible. Je me souviens surtout de l’émotion, de la gueule défaite et rougeaude de Malcolm qu’on attendait sur les lignes finales de “Waiting for the Weekend”, peut-être aussi de “You Shook me All night long” d’AC/DC comme d’habitude. Il devait y avoir les Dirge, Etienne Greib, les Radio Campus Paris et Grenoble, les copains de SDEP, la team POPnews élargie, POPforum inclus, Mathieu Malon, encore et toujours. Il y avait, c’est sûr, Felicia Atkinson qui criait, pleurait sur les hauteurs de l’arrière salle, avec la co-signataire, Strapiste de la première heure. Y avait-il les Rouenno-Bretons, descendance de la famille Rolland dont le portrait du patriarche irrigue “Ciel d’orage” de Pierre-Henri Allain (paru chez Mediapop fin 2020) et intimes avec la bande à Chemikal Underground ? Avaient-ils préféré aller directement sur les terres et fêter la fin de tournée aux Arches de Glasgow (fermées en 2015) ? Sans doute, car la tradition était de fêter chaque été le First Big Week end of the Summer à Concoret et à grands coups de godinette et de Mogwai.
Si j’avais encore mon T-shirt du tour, ça m’aiderait sans doute à mettre de l’ordre dans tout ça. Je suis même étonné de ne pas retrouver sur ce site, pourtant bien fourni en la matière (je vous incite à cliquer sur les liens en bas de page : vous y trouverez force interviews et pas moins de quatre chroniques des albums solo de Malcolm Middleton…), un compte-rendu de ce concert où nous étions TOUS. Tous mais qui ? C’est pas beau de vieillir…
Arab Strap, c’est avant tout une histoire familiale, un truc intime dont on ne distingue plus vraiment les contours. On achetait “The Last Romance” avec respect et enthousiasme, certes sans trop y croire… Alors, avoir sabordé le groupe avec brio, dix ans après sa création, c’était grand. Je n’ai plus les t-shirts de la tournée mais le CD de “Ten Years of Tears”, sa pochette incroyable et ses notes à profusion, oui.
À fin glorieuse, retour parfait. En vieux barbons, tels qu’on les a laissés, un peu vieillis, mais bien conservés, marinés comme à l’accoutumée dans l’atmosphère de vieux pubs et de bières tièdes, sans oublier les odeurs de vieux slips qui traînent sur le canapé de l’inévitable coloc.
Arab Strap est toujours un condensé de l’outre-Manche qu’on aime détester. La classe absolue, celle du précaire désœuvré, mal nourri au toast de cheddar industriel et au thé en sachet, le Tesco comme Eldorado, les pintes au local, les lads en chemise, les (plus ou moins jeunes) filles accortes en tenues courtes été comme hiver, un peu putes en goguette, avec, comme horizon glorieux, la biture bien prononcée du week-end, la tournée des Grands Ducs sur l’axe immuable local-club, bières, weed, pills… Et le dimanche à la gueule de bois bien retourné devant la télé. Ça, c’est la tradition. Ça, c’est la culture et c’est bien parti pour durer. Du moins dans nos souvenirs, et c’est sur ça que s’appuient intelligemment Aidan et Malcolm.
De ce qu’on ne peut même plus qualifier de sous-prolétariat, Arab Strap s’est depuis longtemps fait le héraut, avec une lucidité de lendemain de cuite. C’est toujours honnête et nauséeux.
Disons-le tout net, “As Days Get Dark” est à ranger parmi les meilleurs Arab Strap, pas loin de “The Week Never Starts Around Here” et de “Philophobia”. On retrouve les fondamentaux : boîte à rythme moisie hyper présente, entrelacs de guitare, textes noirs et pleins d’humour, avec un accent écossais à couper au couteau et, dans le fond, tout cet héritage du rock dépressif anglais et son improbable et féconde alliance avec le club. C’est finalement cette dernière composante qui ressort davantage dans cette nouvelle production avec un Arab Strap qui semble presque revendiquer, voire citer ses influences. Aidan Moffat et Malcolm Middleton s’offrent donc le luxe d’un retour impérial avec des programmations impeccables, un panel large de guitares puisant dans la magie de la musique du nord du Royaume-Désuni, leur expérience des cordes (“Fables of the Urban Fox”, “I Was Once a Weak Man”), ici dans le juste comme il faut (on se souvient de tournées au cours desquelles on s’en serait bien passé). C’est peut-être l’unique déception qu’un esprit malade pourrait y voir. Arab Strap se réinscrit glorieusement dans son histoire, fait le trait d’union avec ce qui l’a constitué mais ce n’est plus aussi percutant que la première fois qu’on s’est pris “Cherubs”, “The First Big Week end of the Summer” ou “New birds” dans la tronche. C’est moins gourd, tout est plus clair, précis… pointu (pour rester sur le côté mancunien).
Moffat n’a jamais si bien chanté, avec ce parfait parlé-chanté sexy en diable, gouleyant, avec peut-être une pointe d’accent écossais plus appuyé (un peu comme cet autre diable de Michniak qui semblait se toulousifier avec l’âge).
Et puis ils nous livrent finalement ce qu’on attend(ait plus) : l’album du retour, l’album de la maturité bien rance. Moffat s’y fait tranchant, chroniqueur habile des travers contemporains avec ou sans masque, avec ou sans dents :
«The heart began to purtify and the body bloated
As our hair and teeth fell out we did our best to be devoted»
C’est là qu’il est le plus touchant dans “The Turning of Our Bones”, meilleure ouverture depuis « Philophobia » (que je ne citerai pas, vous la connaissez par cœur), confidence d’une re-coucherie et métaphore du retour d’une ex-gloire du rock :
«I don’t give a fuck about the past our glory days gone by
All I care about right now is that wee mole inside your thigh
And confidence might crumble but my brio is unbroken»
L’amour, le sexe, les sentiments et les désirs contrariés, bref le nerf de la guerre :
«I don’t want your love
I need your love
Give me your love
Don’t love me»
chante Moffat sur “Bluebird”, anti-lovesong parfaite, nouvelle “Newbird” donc, avec cuicuis mécaniques terribles (une anti-“Black Bird” de McCa, on l’aura compris…Changement de paradigmes oblige).
Les inévitables effusions sont évidemment de la partie avec un “Tears on Tour”, mélancolique retour sur soi et sur son passé, voire son final annulé.
«I always cry at musicals
When loving dreams are sung
I’ve stained many books, their stories false and true
I cry at rom-coms, dramedies
The news and children’s films
The Muppet Movie, Frozen, Frozen 2
But I
can’t
tell
you
why
Tonight
my eyes
are dry »
Rien de surprenant si ce n’est un solo de guitare qui lorgnerait dangereusement vers Dire Straits. On ne s’étonne plus de ces résurgences de la pop anglaise chez Thousand (on s’amusera à lire les rapports entre les textes de “Compersion pt.1” et “Jeune Femme à l’ibis”) ou chez nos héros écossais.
Curiosité aussi ce piano martelé qui prend la place des anciennes et peut-être trop rompues guitares sur “Here Comes Comus”. Middleton s’est mué en esthète de la production raffinée, c’est le privilège de l’âge. La lourdeur est toujours présente mais plus sournoise et s’incarne à présent moins dans un riff que dans un saxophone criard (“Kebabylon”), des éclats new wave (“Here Comes Comus”), ou post punk (“Compersion pt. 1”). La palette de la rage lasse et du dégout quotidien est plus variée.
Mais la part belle sur cet album revient évidemment aux textes de Moffat, conteur moderne, relecteur du conte de Roald Dahl/Wes Anderson, cousin britannique de Mendelson (“Les animaux sauvages” sur « Bruit Noir II/III« ), ou du “Night Prince” de notre Married Monk national (« The Belgian Kick »), avec un “I Was Once a Weak Man” qui regarde un peu plus vers les productions de pop actuelles (du moins celles d’il y a dix ans… Reste qu’on aime ses infrabasses). Qu’il portraitise des figures de héros de comptoirs de pubs d’un monde en mutation (“Kebabylon”) ou qu’il recoure à la métaphore (“Sleeper”), Moffat collectionne les vignettes (c’est le sens de la pochette et du titre “Another Clockwork Day”) d’une décadence physique et morale vers une transcendance hautement recherchée mais impossible (Voir à ce sujet l’image de pochette A noite acompanhada dos gênios do estudo e do amor (La Nuit accompagnée des Génies de l’Étude et de l’Amour) de Pedro Americo, 1843-1905, sans oublier ce qu’elle recouvre…).
«And we bleed, we obeyed and we howl and we hide
We undress in only darkness, hide our bodies from the light
And we drink and we drug and we shake and we shrug
While he wages his old war and we’ve lost the will to fight »
Le paradis est perdu. Pire, les miettes se ramassent dans une mémoire de plus en plus douteuse.
«A call for love
without a sound»
conclut-il dans un souffle sur le final “Just Enough”.
On serait tenté de leur souffler de s’en tenir là, de revenir faire un point-prostate dans dix ou quinze ans, histoire de vérifier qu’on les aime toujours autant, nos sans-dents lumineux du nord. Prédisons dès aujourd’hui que la période viagra sera fantastique.
Avec l’aide de Johanna D, philophobiste canal historique.
As Days Get Dark est sorti le 5 mars 2021 chez Rock Action Records.
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