On avait d’abord apprécié Bertrand Loutte comme critique cinéma aux “Inrockuptibles” en des temps reculés, puis découvert avec plaisir ses sujets pour les journaux d’Arte – chaîne qui l’emploie toujours. On le croisait aussi de temps en temps à des concerts (quand il y en avait encore) et on le supposait fan éclairé de musique – notamment de post-punk et d’indie pop des années 80-90 –, mais il n’avait jamais vraiment écrit sur le sujet. C’est grâce à nos confrères et amis de Section 26 qu’il s’y est finalement mis l’an dernier. Pendant le premier confinement, depuis ses pénates en région parisienne, Bertrand a publié chaque jour sur le site un texte très libre inspiré par un 45-tours tiré de sa vaste collection. Ça s’appelait fort joliment “45 tours de confinement” et c’est aujourd’hui un recueil – format 7’’, comme il se doit – publié aux éditions Chicmedias. Une rencontre banlieusarde (et bavarde) s’imposait.
Est-ce que cette idée aussi absurde que géniale d’écrire 45 textes (et même 46) sur des 45-tours t’est venue dès le début du premier confinement ?
Au départ, je n’avais pas prévu d’en faire autant ! Le premier texte est paru le 19 mars 2020, j’ai donc eu l’idée le 17 au soir. J’étais seul dans mon bureau, le reste de la famille devait regarder la télévision et j’avais fait un peu scission. Je fouillais dans des boîtes de 45-tours. Il se trouve que j’ai beaucoup de disques mais qu’ils ne sont absolument pas classés. L’ordre et moi, on n’est pas très copains ! A un moment, je tombe sur un disque dont j’avais oublié l’existence. C’est la pochette qui a dû m’attirer l’œil, elle représente une maison assez design, en ville ou pas, on ne sait pas trop. La formation s’appelle The Sound Barrier, qui signifie « le mur du son » mais que je traduis dans ma tête par « barrière sonore ». C’est amusant, mais franchement, je n’ai aucune idée de ce que c’est. Et là, je continue à fouiller en me disant qu’il y a peut-être des tas de disques qui ont un rapport plus ou moins étroit avec le confinement, le virus, la pandémie, la maison, le chez-soi… Et effectivement, au bout d’un quart d’heure, j’en ai sorti une bonne dizaine. Dont un de The Soup Dragons, vraiment pas leur meilleur par ailleurs, qui se serait sans doute trouvé juste après The Sound Barrier si mes 45-tours étaient classés par ordre alphabétique ! Le titre, c’est “I’m Free”, évocateur d’une liberté qu’on espérait vire retrouver. Et sur la pochette, il y a… un virus ! Ça m’a un peu frappé. Après, il y avait des incontournables comme “It’s the End of the World (As We Know It)” de R.E.M. Je me dis donc qu’il y a un corpus possible.
Maintenant, qu’est-ce que j’en fais ? D’abord, j’ai pensé demander à mon fils de m’installer Instagram pour pouvoir poster chaque jour la photo d’une pochette. A l’époque – je dis “à l’époque” comme si c’était déjà très lointain ! –, je savais à peine à quoi servait un réseau social… [il est depuis très présent sur Facebook, NDLR]. Et puis, très vite, je me suis dit que ça ne suffisait peut-être pas et qu’il fallait en faire quelque chose. Souvent, ce genre d’idée a disparu le lendemain matin, mais là, elle est restée. J’ai donc tout de suite appelé Thomas Schwoerer de Section 26 car ça faisait des mois qu’il me relançait. Pourtant, j’avais fait une croix sur l’écriture depuis 15 ans, en dehors de choses très courtes et spontanées pour la télé. Je lui ai donc proposé une sorte de “numéro zéro” sur un premier disque, et il s’est montré intéressé. J’avais mis le doigt dans l’engrenage… en me disant, comme tout le monde, que ça ne durerait que quinze jours. Sauf que ça a été beaucoup plus long.
Je me suis ainsi retrouvé face à quelque chose que j’avais tenu à distance depuis longtemps, la rigueur et la discipline (sourire). Ecrire un texte tous les jours, très peu sur moi… Je me suis donc pris au jeu, mais au bout de trois jours je suffoquais déjà un peu, je me suis dit que je n’allais jamais tenir. J’avoue que dès le #3, “At Least I Am Free” de Robert Wyatt, j’ai recyclé un truc que j’avais écrit douze ans auparavant… Je dois être comme un diesel, mais j’ai fini par trouver le rythme. Et au fond, n’étant pas sur les réseaux sociaux, je n’ai pas cédé à une solution de facilité qui aurait consisté à évoquer simplement un disque en quelques mots. Au bout d’une quinzaine de textes, je me suis dit que “45 jours, 45-tours”, ça aurait de la gueule. Quand Thomas m’a dit qu’il pensait à compiler les textes, ça m’a mis une pression supplémentaire et obligé à aller au bout !
Les articles ont un côté assez spontané, et en même temps ils sont très écrits et très érudits…
Ça me venait assez facilement. Au départ, il n’y avait pas l’idée d’en faire un livre, il n’y avait pas de formatage, j’écrivais sur ce que je voulais. Les textes font entre 800 et 11 000 signes… Je savais qu’il fallait écrire vite car il y avait le quotidien du foyer, les enfants qui se levaient tôt. Ce qui n’était pas prémédité, c’est que plutôt que d’écrire dans mon bureau, entouré par mes disques, soit les conditions habituelles et les plus propices pour moi, je me suis mis à la table de la salle à manger. Je devais terminer assez vite pour m’occuper de ma famille et de ma maison ! Je me relisais quand même au moment de l’apéro du soir, avant d’envoyer le texte vers 19h, et il paraissait le lendemain dans l’après-midi. Je savais en me couchant le soir sur quoi j’allais écrire le lendemain matin. Le nuit t’aide parfois à mettre tes idées en ordre. Le matin, entre 5 et 6h, quand tu es dans un état un peu intermédiaire, tu commences à trouver des angles, quelques formules, à faire des phrases. Ça s’est passé assez facilement alors que j’avais connu par le passé des moments d’écriture assez douloureux, pesants, où je soupesais chaque virgule. Bon, là, je soignais quand même la relecture.
Ta prose est assez proliférante, tu aimes passer d’un sujet à un autre. Tu n’avais pas peur parfois de perdre le lecteur ?
Il n’y avait pas de cahier des charges, mais très vite je me suis dit qu’il fallait mêler un peu d’érudition – d’autant que j’allais chercher parfois des choses très pointues – et le quotidien confiné : la maison, le jardin, la famille, le rapport au monde extérieur. Je n’y avais pas pensé à l’époque, mais l’autre jour m’est revenu en tête le titre d’un film de Satyajit Ray, “La Maison et le Monde”, et c’était ça. Il y avait ce côté nucléaire, et les émanations. Je pense aussi au livre “Voyage autour de ma chambre” de Xavier de Maistre, même si pour moi c’était le salon.
Je savais qu’il ne fallait pas que je parle uniquement du disque à chaque fois, ça n’aurait pas eu beaucoup d’intérêt. J’évoquais aussi l’actualité et ce qu’elle m’inspirait. Parfois, je ne parlais quasiment que du disque, et parfois très peu : sur Eyeless in Gaza, par exemple, il me faut un moment avant d’y arriver ! J’avais une liberté totale, autant en profiter.
Réécoutais-tu généralement les disques ?
Pas forcément. Parfois, c’était juste la pochette et le titre qui m’inspiraient, et ça ne valait pas vraiment le coup d’écouter les morceaux ! Je parle d’un groupe punk, Nicky & The Dots. Un disque trouvé dans un vide-grenier, pas très bon, mais dont le titre, “Never Been So Stuck” (« jamais été aussi coincé »), collait parfaitement à la situation… Je ne suis pas comme quelqu’un qui travaille sur une monographie d’artiste. J’en discutais récemment avec Nicolas Sauvage, qui me disait avoir tout réécouté, jusqu’à la moindre face B et à des références jazz ou world music, pour son livre sur Damon Albarn. Moi, je n’en avais pas tellement besoin… Mais c’est vrai que parfois j’avais envie de me remettre le morceau en mémoire. “Boredom” des Buzzcocks, ça va, je l’avais bien en tête. En revanche, “Born in Flames” de The Red Krayola…
Est-ce que le fait de retrouver des disques de ton passé avait quelque chose de rassérénant en cette période très incertaine ?
Non, pas plus qu’en temps normal. J’avais une attitude face à ma discothèque qui était celle de tous les jours. Comme elle n’est pas bien classée, je redécouvre toujours des choses un peu par hasard. J’essayais de voir ce qui pouvait entrer en résonance avec la situation qu’on vivait, avec parfois un peu de mauvaise foi, certes. Certains ont été laissés de côté et je pourrais sans doute faire un autre volume avec ce « salon des refusés »
Il y a beaucoup de rock indé des années 80-90. C’est un reflet fidèle de ta discothèque, ou tu choisissais aussi ces disques pour coller à la ligne de Section 26 ?
Non, la ligne du site, à vrai dire je m’en fichais, et on ne m’a rien imposé. C’est vrai qu’à l’usage, je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de post-punk et d’indie genre C86 [à l’origine, une compilation publiée sur cassette audio en 1986 par l’hebdomadaire britannique New Musical Express, qui a fini par définir un genre, NDLR]. Ça correspond à mon adolescence, et j’ai vraiment vécu cette scène au présent en achetant systématiquement tous les disques qui sortaient, dont beaucoup de singles. J’habitais à 45 secondes de la boutique New Rose. Ensuite, il y a eu Danceteria, Rough Trade rue de Charonne… C’est donc normal qu’il y ait beaucoup de choses dans ce genre-là. A un moment, je me suis quand même posé la question de l’équilibre : il y a très peu de français et très peu de musique noire, de soul, de funk. En fait, c’est parce que j’en ai assez peu en 45-tours.
Comme moi, tu essayais de trouver dans les boutiques les disques que tu avais entendus chez Bernard Lenoir ?
Au départ, il n’y avait pas encore son émission. Mes référents, c’était plutôt la presse musicale anglaise, “Melody Maker” et “NME”. Je me souviens aussi d’un fanzine qui s’appelait “Mea Culpa”, dont s’occupait l’un des vendeurs de Danceteria. Ils avaient un deal avec The Cartel, le réseau de distribution des labels indépendants britanniques, et ils recevaient tout. Ils couvraient donc toute cette scène C86, indie pop…
Quand je regarde les 46 disques sélectionnés, c’est vrai que c’est très blanc et très pop indé. Mais il y a quand même Les Charlots, l’Orchestre Les Kilt’s, un groupe de rock garage africain, ou des choses plus électroniques comme les Flying Lizards. Au départ, l’idée n’était pas vraiment de rendre compte de mes goûts. Mais chassez le naturel, il revient en traînant la patte !
Le format 45-tours a-t-il une importance particulière pour toi ?
Comme bien d’autres choses, il me ramène à l’enfance. J’ai acheté mes premiers disques chez Carrefour, de la variété française puis du rock. Ensuite, j’ai eu la chance, quand j’avais 8-9 ans, de vivre aux Etats-Unis. J’écoutais les radios et j’achetais les disques qui me plaisaient. C’était souvent des pochettes “génériques” [portant simplement le label de la maisons de disques, NDLR], 60 ou 70 % peut-être. J’avais un pick-up avec cette espèce de tourelle permettant de superposer les 45-tours, ce qui évitait d’avoir à les changer. Il y a donc un côté madeleine de Proust. Et puis, même s’il n’y a pas beaucoup de tubes dans ma sélection, j’aime le fait que ce soit un format éphémère, quelque chose d’instantané. Le 45-tours, c’est l’exaltation, tu chantes et tu danses dessus. Je pense qu’on avait besoin de ces petits capsules positives dans la situation qu’on vivait, plutôt que de s’infuser un triple album de Zappa ou l’intégrale de Cure…
Ou la tétralogie de Wagner… En fait, il y a à la fois des artistes relativement connus comme Gang of Four, les Tindersticks, le Wedding Present, Dinosaur Jr. ou les Smiths, et d’autres plus obscurs, ou de simples curiosités. Tu as essayé d’atteindre un équilibre ?
Pas spécialement, non. Une fois de plus, je n’ai rien prémédité. Après, il y a des disques sur lesquels je n’ai pas écrit parce que je ne les sentais pas. Pourquoi n’ai-je pas choisi “Ghost Town” des Specials, par exemple ? Sans doute parce que j’étais inhibé par la figure géniale de Jerry Dammers. Je l’admire énormément et je n’étais pas sûr de très bien savoir comment traiter le sujet. Même si c’était des petits textes, il ne fallait pas que ce soit “bradé”. Sur ce coup-là, je ne me suis peut-être pas senti légitime. Et je n’ai pas écrit non plus sur la reprise de “Dear Prudence” [des Beatles] par Siouxsie and the Banshees parce que je n’ai pas tant d’affinités que ça avec ce groupe. Il y a quelques disques sur lesquels j’ai dû faire des recherches. Pour les Stockholm Monsters, il a fallu que je me documente. Donc je piochais aussi dans ma bibliothèque. Il fallait qu’il y ait un minimum d’érudition.
Tu racontes un peu ta vie présente et passée, au fil des chroniques. Est-ce que tout est vrai ?
Certains faits sont rigoureusement exacts… et d’autres totalement inventés ! Disons que c’est de l’autofiction. Des moments précis de ma vie sont liés à des 45-tours, et je me souviens généralement de leur achat. Bon, pas tout le temps. Dans le livre, je parle par exemple d’un disque de The Passage dont je me suis demandé comment il était arrivé là, et que j’avais dû en fait acheter sur eBay à une époque où j’y allais beaucoup, il y a 10-15 ans. Parfois, on achète quinze 45-tours d’un coup pour profiter des frais de port ! En revanche, pour le Sea Urchins, qui est le 46e et dernier, tout était encore très net dans ma mémoire : le moment, le sourire de Gérard le disquaire quand il m’a dit « tiens, ça c’est pour toi »… J’ai pu aussi avoir des surprises en ressortant un disque, comme celui de Material. Au départ, ce qui m’amusait, c’était le bandeau “Special frotti frotta” sur la pochette ! (rires) Quand je me dis que je vais écrire dessus, je ne sais même pas qu’il y a Whitney Houston au chant et Archie Shepp au sax ténor, ou du moins j’ai oublié… Et que ce “Memories” a été chanté par Robert Wyatt des années plus tôt. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était d’écrire sur Jean Karakos, une personnalité flamboyante du music business. Le choix de certains disques a été motivé par les événements. Après Material, j’ai écrit sur “Ahprahran” des Sugargliders uniquement parce qu’il y a une tondeuse à gazon sur la pochette. Comme je le raconte, quelque chose m’était rentré dans l’œil quand je tondais le pelouse et j’avais fini aux urgences. Puis j’ai enchaîné avec Momus, qui a perdu l’usage d’un œil…
Achètes-tu toujours des 45-tours ?
Non, très peu, même si je continue à acheter des disques de manière générale. De toute façon, il ne s’en produit plus beaucoup et ils sont souvent chers. Ça m’arrive encore dans les vide-greniers, mais en ce moment il n’y en a plus à cause des mesures sanitaires. Et puis, on trouve de moins en moins de choses alors qu’il y a quelques années, on pouvait encore avoir de bonnes surprises. Je me souviens très bien, j’étais dans un vide-grenier en Seine-et-Marne et je croise un ami qui me dit d’aller voir une dame vendant quelques disques intéressants au milieu des Michel Sardou, dont “Planté comme un privé” d’Asphalt Jungle. Lui l’avait déjà et pensait que ça pouvait m’intéresser. J’y vais, je trouve le disque et je me rends compte que dans la même pochette il y a un disque des Guilty Razors, “I Don’t Wanna Be a Rich” qui vaut encore plus cher… Et, un peu plus loin, un single d’Orchestre Rouge. Je demande le prix, elle me dit : « Ouh la, Asphalt Jungle, c’est collector… Bon, 2 euros les trois, ça va ? » (il éclate de rire). Il y a aussi ce disque des Kilt’s qui figure dans le livre, acheté 50 centimes au Secours populaire… [il cote entre 25 et 100€ sur Discogs, NDLR] Il reste quelques îlots comme ça, où on va trouver des choses improbables. Mais la plupart, je les ai achetés il y a 30 ou 35 ans et ils sont aujourd’hui difficiles à trouver, et donc souvent chers. A l’époque, on achetait un 45-tours sans trop réfléchir parce que ça coûtait 15 francs, ou £2, voire moins.
Tu fais référence à trois figures tutélaires : François Gorin, JC Brouchard alias Pol Dodu, et Louis Skorecki.
François, c’est bien sûr pour son blog “Les Disques rayés” qu’il a tenu pendant quelques années sur le site web de “Télérama” et avec lequel mes “45 tours de confinement” entretiennent un rapport étroit. Mais au-delà, c’est quelqu’un qui a forgé mon goût. Ce que j’aime bien chez JC Brouchard, c’est qu’il peut écrire sur n’importe quoi, aussi bien les TV Personalities que Georges Jouvin. Comme moi, il achète beaucoup de disques en vide-grenier, dans tous les styles. Enfin, Louis Skorecki, qui a tenu une chronique sur le cinéma à la télé dans “Libération”, c’est l’idée de devoir écrire chaque jour sur quelque chose. C’est parfois compliqué, de temps en temps il faut bâcler un peu. Il y a des fulgurances, mais des fois on rame. Et puis il y avait chez lui un côté « je fais ce que je veux » que j’aimais bien, il pouvait parler d’un film de Leo McCarey et finir sur les Power Rangers… Disons que j’ai repris ça à mon compte.