Seul maître à bord, Alec Ounsworth chante ses tourments intimes et ceux de son pays sur une collection de morceaux prenants et inspirés. Sans doute le meilleur album de Clap Your Hands Say Yeah depuis le premier paru il y a plus de quinze ans.
Curieux parcours que celui de Clap Your Hands Say Yeah. En 2005, le premier album autoproduit du groupe, sans titre, semblait sortir de nulle part mais surfait sur la vague encore haute de l’indie made in Brooklyn. Avec The National dans un registre plus ténébreux, le quintette incarnait la fidélité à un rock à guitares fort en mélodies et peu porté sur les expérimentations rythmiques et électroniques dont beaucoup de leurs congénères faisaient leur miel. Même si le disque ménageait quelques surprises comme son étrange ouverture façon fête foraine ou ses petits intermèdes instrumentaux, on en retenait surtout une demi-douzaine de cavalcades irrésistibles (“Over and Over Again”, “The Skin of My Yellow Country Teeth”, “In This Home on Ice”, “Upon This Tidal Wave of Young Blood”…) portées par la voix nasale, plaintive et presque crissante d’Alec Ounsworth, qui suscitait des réactions très partagées mais laissait rarement indifférent.
A l’écoute de ce coup d’essai incontestablement brillant même si imparfait, il apparaissait probable que le groupe allait progresser techniquement mais qu’il aurait du mal à retrouver une telle intensité. Et c’est bien ce qui s’est passé : les disques suivants (un tous les trois ans en moyenne) ne manquaient pas de bonnes chansons, savaient explorer de nouvelles voies sonores en gommant le côté un peu brouillon des débuts, mais peinaient à susciter la même excitation – le syndrome Miossec, si l’on veut. Surtout, on éprouvait au fil des ans une difficulté croissante à cerner l’entité CYHSY, de moins en moins groupe (même si les concerts pouvaient faire illusion) et de plus en plus créature du seul Ounsworth.
Autant dire qu’on abordait avec une curiosité mesurée sa livraison early 2021, “New Fragility”, qui tire son titre plus ou moins programmatique d’une phrase dans une nouvelle de David Foster Wallace. Pourtant, dès l’ouverture, “Hesitating Nation”, quelque chose se passe. Il se dégage du morceau une clarté et une puissance nouvelles, comme si Alec Ounsworth avait enfin trouvé sa voie, et sa voix – toujours pas dans la séduction immédiate, mais plus apaisée et nuancée que naguère. Le disque se veut pourtant le reflet d’une époque troublée, incertaine, “fragile”, donc. La fin d’une longue relation (qu’évoquent la très belle chanson titre ou la suivante, “Innocent Weight”, soutenue par un inattendu quatuor de cordes) fait ici écho à la désagrégation du pays sous l’administration Trump.
Cette œuvre cathartique, dont la sortie coïncide avec l’arrivée au pouvoir d’un nouveau président qui va devoir jouer les thaumaturges face à une population fracturée, affirme d’ailleurs dès l’entame son propos politique. La susnommée “Hesitating Nation” est une protest song tantôt directe, tantôt plus elliptique, où les mots se bousculent dans la bouche d’Ounsworth comme pour tenter de secouer l’apathie et l’indifférence de ses concitoyens. Le deuxième morceau, “Thousand Oaks”, s’inspire de la fusillade de novembre 2018 dans cette petite ville de Californie, et exprime un sentiment d’impuissance face à une horreur à laquelle on finirait presque par s’habituer : « Just another nightmare / A slaughter of the children ». Sujets graves, donc, mais CYHSY n’est pas U2 : c’est plutôt au R.E.M. élégiaque et empathique d’“Automatic for the People” que l’on pense au détour d’une mélodie pianotée (“Mirror Song”) ou d’arpèges de guitare acoustique (“Where They Perform Miracles”, pas loin d’être bouleversant).
Par le passé, le tourmenté Alec avait souvent tendance à faire compliqué ou bizarre (les structures des chansons, les arrangements, les textes…), comme s’il craignait qu’on lui reproche de céder à la facilité. Tendance à se disperser, aussi : en 2009, il avait sorti à la fois un album solo peu remarqué et un autre encore plus obscur enregistré avec des potes de Philadelphie (dont il est originaire) sous l’alias Flashy Python. Ici, il baisse enfin la garde, assume vraiment sa vulnérabilité, ne refuse pas la séduction simple de compositions linéaires mais jamais plates, toujours habitées et admirablement produites, pop songs lumineuses aux subtiles réminiscences new wave ou ballades sans apprêt. Il réussit ainsi l’exploit de sortir, plus de quinze ans après, son meilleur album depuis son premier, sans chercher pour autant à revenir aux sources. Ceux qui avaient plus ou moins lâché l’affaire peuvent de nouveau taper dans leurs mains et dire ouais.
“New Fragility” de Clap Your Hands Say Yeah sort le 12 février.
Laurent P
Salut Vincent,
Je fais parti de ceux qui ont lâché l’affaire après le 1er album. Après la lecture de ton article, je vais me laisser tenter à nouveau !
Laurent