Les indépendants face à la pandémie
Dans le domaine de la culture, au sens large, le couvre-feu puis le confinement ont compromis bon nombre de spectacles et de publications. Jusqu’à poser la question de la pérennité de certains lieux de diffusion, de quelques structures indépendantes et de projets artistiques. Dans les grandes villes, au ralenti, nous interrogeons musiciens, acteurs des sphères indés et autres pour prendre le pouls de la cité. Malgré le marasme, l’espoir demeure et des initiatives se font jour… qu’il est urgent de soutenir.
Paris
Jean-Philippe Béraud, responsable de l’agence Martingale, attaché de presse musique
Comment c’était avant ?
Cela fait une grosse quinzaine d’années que le secteur du disque en prend plein la gueule, à peu près depuis le moment où j’ai monté ma boîte (quelle vista…). Le tout dans l’indifférence générale de ceux qui n’ont pas vu venir le tsunami d’emmerdes que nous avons été les premiers à manger et qui s’appelle grosso modo Internet. L’économie numérique c’est plein de bonnes choses, mais c’est aussi au départ le paradigme de la gratuité, quadrature du cercle bien entendu : pour un contenu de qualité, qu’il s’agisse de musique ou d’info, à un moment il faut quand même un minimum de financement. Et lorsqu’on parle de contenu immatériel, on a vite fait de considérer que ça n’a aucune valeur puisque c’est invisible et clonable. Sauf qu’on est toujours là, parce que notre boulot ce n’est pas de vendre des rondelles en plastique.
Le mouvement général, c’était néanmoins : de plus en plus d’appelés, de moins en moins d’élus, « winner takes all » à tous les étages. Dans mon métier d’attaché de presse indépendant musique, le problème est simple : comment obtenir de la visibilité pour des projets qualitatifs sachant qu’en face on n’est plus en mesure d’écouter tout ce qui sort, et qu’on n’a plus vraiment l’autorité des prescripteurs d’avant ? Je m’explique. Sur le plan individuel, ce n’est pas simple de garder l’envie d’écouter plein de disques qui sortent, certains sont cramés et ça se sent. Je n’ai moi-même pas une forte capacité d’écoute donc je les comprends, mais je ne fais pas semblant d’avoir tout passé en revue pour trouver la-même-perle-que-tout-le-monde. Schématiquement, le rock critic de 55 berges doit aujourd’hui s’envoyer 100 disques avec une capacité d’écoute de 20 pour en chroniquer deux ; quand il avait 25 ans, il en avait 40 à mettre sur la platine avec une capacité d’écoute de 50 et la place pour 10 papiers. Je schématise, hein. L’autre donnée, c’est qu’en 95 le mec pouvait encore te regarder de haut avec sa collection de milliers de disques, il y avait pour ainsi dire un différentiel d’information avec le clampin de base. Sauf qu’aujourd’hui, un môme de 15 ans possède via le streaming une discothèque infiniment supérieure à celle du plus gros collectionneur 25 ans plus tôt. Ce n’est donc plus là-dessus que va se faire la différence et l’autorité du premier sur le second. Sans compter la diversité des prescripteurs et leurs audiences moindres qu’auparavant.
Tous les morceaux dont les vidéos illustrent cet article sont signés d’artistes défendus par Jean-Philippe. Pour commencer, “Sous Instagram” de Mein Sohn William.
Le problème est donc celui de prescripteurs qui ne doivent plus se contenter d’asséner, mais de convaincre, alors qu’il y a trop de propositions à gérer. On pourrait dire qu’ils devraient s’en sortir par l’organisation collective sauf que là où les mecs (souvent, trop souvent les mecs d’ailleurs) étaient 5 ou 10 à la rédac ou dans le service musique, il reste une ou deux personnes. Et c’est dur pour eux, c’est même parfois un sacerdoce. Donc à l’heure où tout le monde va publier son top 2020, chacun a quand même de plus en plus conscience que ça reste un truc forcément par essence aussi partiel qu’arbitraire (plus ou moins assumé, mais normal bien entendu que le top de “New Noise” ne soit pas celui de “Magic”). Et j’ajouterai que la tentation du suivisme, fût-il inconscient, est grande. Je le dis souvent, pour une bonne partie des médias comme pour nous tous dans ce secteur, par bien des aspects, mieux vaut avoir tort avec tout le monde que raison tout seul. Et puis ce n’est pas une science exacte ou un score de foot : le succès commercial n’est heureusement pas le seul juge de paix. Bref.
Concrètement, le mouvement général c’était, et c’est toujours un morcellement croissant, de plus en plus de propositions (de disques, d’artistes, de clips, de festivals, etc.), plein de médias mais moins de place en leur sein, et beaucoup de monde qui se bat pour essayer d’obtenir ces places, qui de surcroît ne se traduisent même pas forcément sur le plan économique ensuite (transformation aléatoire en ventes de disques ou en places de concert). Mais bon, on avait tous l’habitude de ça. En bref on avait l’habitude de se prendre des Scuds. Et puis un gros est arrivé, avec marqué “Covid-19” dessus.
Liesa Van Der Aa – “Melody”.
Quelle est la situation à Paris ?
A Paris comme ailleurs, pour moi on a surtout vu à quel point notre secteur musical, disque comme live, est non seulement “résilient” mais aussi mu par l’envie. Quand on voit à quel point certains secteurs qui hurlaient « moins d’Etaaaaat, laissez-nous liiiiibres » deux ans avant passent soudain en mode « au secouuuuurs l’Etaaaaat » pour 20% de CA en moins, on a le droit de rigoler un peu. A mon sens, nous étions déjà, et contrairement à eux, dans une espèce de monde d’après où finalement il y a une certaine déconnexion de la valeur réelle et de celle que l’économie veut bien attribuer. Je ne dis pas que ça va bien, loin s’en faut, je dis qu’on a plus que d’autres l’habitude de faire le dos rond, et sans complètement “se réinventer” (pipeau !), de trouver de petites solutions pour tout simplement continuer. On a l’habitude de faire du rase-mottes, de piloter au plus près. Là, il est clair que sans les mesures d’aides ce serait le crash pour beaucoup, mais nous sommes parmi les plus affectés donc elles sont légitimes. Et on a pu voir que ça continuait de pousser, de travailler sur les sorties de disques, de recaler des dates parfois plusieurs fois, etc.
La non-réouverture au 15 décembre fait un peu mal mais on la voyait venir, et ce n’est pas la période la plus riche en concerts. En revanche, si c’est encore n’importe quoi fin janvier, là ça va commencer à se traduire par des gens qui jettent vraiment l’éponge, et un gros coup au moral. Les disques ont pu sortir, avec des décalages, des soucis de solvabilité (moins de mise en place en magasin, pas de ventes en concert, etc.) mais aussi une certaine adaptation, plus d’attention à Bandcamp par exemple, voire au streaming pour qui fait l’effort de sortir d’une vision caricaturale du truc. En ce qui me concerne, j’ai eu aussi l’immense chance d’avoir eu mes deux festivals maintenus, le Hop Pop Hop à Orléans mi-septembre en plein air (bon, ça, pour le coup, ça a été un peu “se réinventer”), zéro cas de Covid et un grand bol d’air frais, et les Rockomotives de Vendôme fin octobre quelques jours avant le reconfinement avec tant d’incertitudes avant que j’ai bossé dessus avec difficulté, et le côté bizarre d’un festival normalement très convivial et privé là de ses bars, mais bon… on a vu des concerts, assis et masqués, mais des concerts en 2020 !
Orwell avec Armelle Pioline – “Jamais assez”.
Côté médias, c’est surtout difficile pour tous les agendas culturels régionaux avec lesquels je bosse, et qui ont souvent dû suspendre leur parution, sans certitude de se relever. En presse musicale aussi c’est pas folichon, c’était déjà sur le fil, les budgets pub captifs et hors captifs qui se réduisent encore, moins de ventes en kiosque aussi (sans parler de Presstalis dont la chute mettait déjà presque tout le monde en danger). Bon, il y a des supports qui tiennent bon, surtout avec pas mal d’abonnés, “Télérama” ou “Ouest-France” ne sont pas en danger, mais beaucoup le sont. Et dans ce cas, le mouvement général, c’est vite de réduire encore la place de la culture et surtout de la musique. Ce qui est d’ailleurs parfois frustrant, c’est qu’en l’absence ou quasi-absence de contenus ciné, expos ou concerts dans les pages culture, les rubriques disques auraient pu gagner de la place, mais non, trop de supports en ont perdu l’idée même. Et pas par doute sur leur capacité de prescription… Néanmoins, on a pu continuer de bosser, que ce soit au printemps ou à l’automne, et pour ma part je n’ai pas levé le pied. J’ai bossé de chez moi au premier confinement, au second je remets un peu plus les pieds à mon bureau où je suis seul la plupart du temps (mais le couvre-feu à 20h et son métro bondé de gens au masque sous le nez ne vont pas m’arranger).
Bon, il faut dire aussi un mot côté radio. A Radio France, on marche sur des œufs, l’envie est là de part et d’autre mais il n’y a plus de vrai live, des possibilités limitées pour les invitations, etc. C’est un peu frustrant de ne pas pouvoir y accompagner des artistes invités sur une émission, mais c’est déjà cool que ça puisse continuer. Les associatives, quant à elles, ont fait ce qu’elle pouvaient, souvent de belle manière, pour passer la période, mais bien entendu ce n’est pas rose non plus pour elles : difficulté à s’adapter aux conditions sanitaires avec des moyens limités, impact aussi sur leur revenus qui ne sont pas toujours uniquement issus du FSER, craintes déjà structurelles pour d’autres financements publics où les broutilles qu’elles représentent pourraient être vues comme des petites économies acceptables au milieu du « quoi qu’il en coûte ».
Enfin, une partie des radios commerciales sont mortes, et franchement, je reprends deux fois des nouilles ! Celles qui sont autre chose que des robinets à tubes suivistes vont s’en sortir, parce qu’elles ont un positionnement qui correspond à quelque chose et des personnels aussi passionnés que nous, “vrais indés”. Les autres, ma foi, ce n’est pas faute de les avoir prévenues que leur fonctionnement en circuit fermé finirait par se retourner contre elles…
Laetitia Shériff en session Basique.
L’ennui, c’est que cela va finir par poser des soucis sur les droits voisins, ces équivalents des droits d’auteurs mais orientés sur les enregistrements (donc producteurs et musiciens) plutôt que les œuvres (textes et musiques immatériels). C’est versé par les radios et les télés, ça alimente la production, soit directement pour les gros truc bastonnés, soit indirectement avec les subventions que cela génère (via des sociétés civiles, SCPP/SPPF côté labels, ADAMI/SPEDIDAM côté artistes). Or structurellement, donc, ceux qui génèrent ça sont en train de commencer à se coltiner la vague numérique que j’évoquais plus haut et que le Covid a accélérée (budget pub sur le web plutôt que sur la FM du coin) ; et conjoncturellement, on en a peu parlé niveau grand public, mais une décision de la Cour européenne de justice fait de surcroît peser une vraie menace sur ces financements (très bien expliqué chez les amis de Sourdo). Donc c’est un autre Scud potentiel…
Concrètement, j’ai la chance de pouvoir choisir mes projets, et je dis souvent “non”, même en cette période. Question de logique : je n’ai pas choisi cette voie et surtout je ne m’y suis pas maintenu pour travailler sur des trucs qui me font vomir. Maintenant, ça reste mon gagne-pain. Jusqu’ici je pouvais me permettre de faire des choix avec un minimum d’exigence sur différents critères (je ne suis pas toujours le fan n°1 de ce que je défends, hein, sinon même des fois ce serait mauvais signe pour les projets, premier et… dernier fan !). Mais ces subventions faisaient tenir debout des projets à la rentabilité très incertaine sans cela, permettant à des labels de prendre des risques, à des autoprods de pas mettre la maison en hypothèque, à mes clients de me payer. La capacité à « faire des efforts » quand tu gagnes pas beaucoup, beaucoup plus que le smic à bac+5 avec mon âge et mon expérience, elle a ses limites.
« Laisse toi séduire par le côté obscur », voire « fais de la merde » : dans une situation où tout se resserre, les signaux vont facilement dans ce sens et pour toute la chaîne, de l’artiste au diffuseur. Mais encore d’ailleurs faut-il savoir faire de la merde qui se vend ! Moi, je ne sais pas faire. Aujourd’hui, on peut donc voir la situation comme une grosse panade, et ça l’est. Mais c’est aussi un moment où, par certains côtés, les cartes – ou du moins une partie d’entre elles – sont rebattues.
Fredda – “J’efface”
As-tu quand même des motifs d’espoir ?
Les gens ont envie de musique, ça se voit, ça s’est vu aussi durant les festivals dont je m’occupais. Et la création n’a pas été arrêtée par tout ça. Il y a du découragement, des situations de détresse, mais l’acteur culturel est irrationnel pour les hypothèses stupides de l’économie néoclassique : il n’est pas mu uniquement par le profit. Il veut vivre, bien entendu, mais pas seulement survivre, et ce qu’il fait a plus de sens que les chiffres financiers qui en sortent. Donc ça pousse, et la création est là. Je note ces derniers temps une petite tendance à essayer de rentrer inconsciemment dans les cases et de servir l’eau tiède que le public attend (quand on ne lui donne que ça), mais on arrive toujours à trouver un peu de talent au milieu du simple savoir-faire. Les artistes ne vont pas arrêter d’écrire des chansons parce qu’ils ne peuvent provisoirement plus les jouer sur scène (enfin du moins pas tous, ça peut jouer chez certains).
Et puis quand on a traversé la tempête, l’accalmie qui suit fait figure de mer d’huile. On en a vu d’autres. De ce point de vue, le disque avait l’habitude de la tempête, le live un peu moins mais cela pourra, je l’espère, permettre un peu de remise en cause, la course aux gros cachets en particulier. Avec l’incertitude quant à la présence des artistes internationaux l’été prochain, on aura peut-être un peu d’appel d’air pour des groupes du cru, en espérant que ce ne soit pas comme trop souvent le “winner takes all” que j’évoquais, et que la fenêtre profite à un plus grand nombre de formations dignes d’intérêt. Qui seront d’autant meilleures sur scène qu’elles auront pu faire beaucoup de dates…
Comment peut-on soutenir le monde de la musique et tout ce qui gravite autour ?
Achetez des disques, un CD ça fait presque old school mais un bel objet c’est pas ridicule sous le sapin, une place de concert ou même, allez, un abonnement streaming, pourquoi pas. Achetez un magazine musical de temps en temps, un abonnement en cadeau, tiens. Zappez un peu au hasard sur la bande FM. Mettez le petit clic de following sur les réseaux sociaux ou la plateforme numérique pour l’artiste que vous venez de découvrir au détour d’une chronique de POPnews. Pointez vous 10 mn plus tôt pour voir un bout de la première partie au moins à vos prochains concerts de 2021, ça compensera ceux pas vus en 2020…
Leopoldine HH – “Psychotropique”.
Quels sont tes projets du moment ?
Pleins d’albums de filles cet automne : la belge Lisza et son “Charango” produit par l’ex-Mud Flow Vincent Liben, tous deux pas malhabiles avec un style plus latino, la française Fredda toujours impeccable pour faire un pont entre chanson et americana, la surprenante Jur (d’origine espagnole) que j’espère bien revoir sur scène, tout comme Léopoldine HH (album mi-janvier) qui propose un nouveau spectacle impressionnant dès la première, et bien entendu Laetitia Shériff de retour avec succès, là encore live attendu avec impatience (le 3 février à Paris au Café de la Danse en ce qui me concerne). Début 2021, il y aura aussi la fin du triptyque consacré par Emmanuel Tugny à la poésie française, cette fois pour Théophile Gautier et aux côté de John Greaves, et un sompteux nouvel album de Tue-Loup, groupe que le vieux fan en moi est fier d’accompagner depuis quelques années. Enfin, tradition pop mais peu présente en France, d’ici là j’ai The Reed Conservation Society et Orwell qui prolongent le plaisir de leurs splendides disques de 2020 avec des sorties numériques en mode “Xmas songs”, respectivement le 18 et le 24 décembre. “Funny Christmas”, on vous dit !