L’harmonium de Nico est empli de mille échos de son histoire passée, heurtée et complexe. Sa voix, tantôt spectrale tantôt puissante, habite des paysages désolés. Ceux parcourus au milieu de la Vallée de la Mort dans les scènes inouïes de “La Cicatrice intérieure” de Philippe Garrel réalisé en 1972. Nous le savions déjà mais l’avions peut-être oublié, l’ex-égérie de Warhol, de Lou Reed et John Cale, les deux frères ennemis du Velvet Underground, vaut infiniment plus que ses seules interprétations inoubliables au sein du mythique groupe new-yorkais.
Sans doute, nul autre que l’écrivain et journaliste Pierre Lemarchand, déjà auteur d’un merveilleux livre sur “Fantaisie militaire” d’Alain Bashung, autre disque de deuil et de renaissances, autre chef-d’œuvre, n’était mieux placé pour nous raconter la genèse de “The End” et de chacun de ses huit titres, album fascinant qui clôture une sorte de triptyque, après “The Marble Index” (1968) et “Desertshore” (1970). Les qualités littéraires de l’auteur rouennais, sa sensibilité et sa délicatesse infinies, en font probablement le témoin et passeur idéal pour (re)découvrir une œuvre sombre et lumineuse à la fois, labyrinthique, à l’image du cerveau de Christa Päffgen.
Quelque part dans “Nico, The End”, on retrouve cette citation de la chanteuse allemande : “Les choses ne disparaissent pas. Elles demeurent derrière les choses.” Réflexion sur le temps et la mémoire, la pensée faite musique de Nico n’est pas des plus simples à appréhender. Pierre Lemarchand y parvient, et ce n’est pas le moindre des miracles de son livre, déroulant page après page le fil d’un récit empli de fantômes – et celui de Jim Morrison en premier lieu –, reliant entre eux des fragments d’une mythologie toute personnelle, où parfois temps immémoriaux et présent se téléscopent, pour créer des paysages sonores mouvants et profonds. « La musique de Nico est murmure des avants, confidence des amonts, possible retour, inéluctable répétition. »
Si comme nous le rappelle le livre, “The End” est le fruit d’un casting impressionnant et oublié – John Cale à la production, à la basse ou à l’alto, Brian Eno aux synthétiseurs et Phil Manzanera à la guitare, invité du morceau-titre et reprise hallucinée des Doors –, l’essentiel est ailleurs, dans les ambiances tissées à partir du chant de Nico et de ce qu’elle vit et perçoit comme un prolongement d’elle-même : son harmonium. Seule exception notable où son instrument fétiche n’est pas présent, “You Forget to Answer”, adressé à Morrison, est construit autour du piano de John Cale, comme un mantra parcouru de spasmes, finalement angoissant.
Suivant la chronologie du disque, comme tous les ouvrages de la belle collection Discogonie, le producteur de la précieuse émission de radio “Eldorado” s’attarde sur chacun des titres de “The End”, en puisant dans la grande histoire et celle plus intime, en laissant ses lecteurs-auditeurs s’imprégner durablement de l’univers de l’une des créatures parmi les plus paradoxales et mystérieuses de l’histoire du rock. Du rêve au cauchemar, de l’intensité de certaines visions à leur disparition dans la plus absolue noirceur. “The End”, et les mots passionnés de Pierre Lemarchand pour traverser bien des vies, et autant de paysages musicaux : ceux vers lesquels nous ne cessons de revenir, pour ne jamais pouvoir les épuiser.
A noter qu’accompagné par le musicien Frédéric D. Oberland d’Oiseaux-Tempête, Pierre Lemarchand donnera une conférence autour de son livre, le 8 octobre au 106 de Rouen.
Chez le même éditeur, Densité, et dans la même collection, sort concomitamment à “Nico, The End” un excellent ouvrage signé Anthony Boille sur l’une des pierres angulaires du post-punk, “Black and White” des Stranglers.