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Interviews

François Gorin : « Comme Louise, je me suis retrouvé pris dans un tourbillon » (1re partie)

Avec “Louise va encore sortir ce soir” (éd. Médiapop), François Gorin revient à la fiction, à laquelle il s’était essayé il y a une trentaine d’années. Difficile toutefois d’y voir une œuvre de pure imagination : l’ancienne plume de “Rock’n’Folk” et du “Matin de Paris”, aujourd’hui journaliste à “Télérama”, y fait revivre sous une forme romanesque les années 84-87 telles qu’il les a traversées à Paris, émaillées de concerts, de soirées, de fêtes.

Jeune attachée de presse dans une grande maison de disques, Louise ne veut – ou ne peut – plus descendre du manège sur lequel elle est montée, s’enivrant (dans tous les sens du terme), passant d’un lit à l’autre, oubliant les heures. L’existence de cette Alice qui se cogne constamment aux miroirs est une éternelle nuit de la pleine lune. Les personnages qu’elle croise rappellent souvent des figures plus ou moins connues de ces temps-là, sans en être forcément le simple décalque. Passion ou gagne-pain de la plupart des protagonistes, la musique est une toile de fond omniprésente. Le mitan des années 80, c’est l’époque où les branchés de la capitale vont découvrir les Smiths ou R.E.M. sur scène, mais aussi où le rock devient une musique de consommation courante, où l’on se presse pour aller voir les Stones de loin, dans un stade, « entre deux cordons de CRS » comme l’écrivait François Gorin en 1990 dans “Sur le rock”. Tout cela et bien d’autres choses passent finement entre les lignes de “Louise va encore sortir ce soir”, chronique des eighties sans folklore, filtrée par la distance temporelle. L’auteur nous a accordé un long entretien autour du livre, que nous publions en deux parties. Il est illustré par des vidéos en lien avec les propos tenus, ou qui nous semblent refléter d’une façon ou d’une autre cette période, quand elle ne relèvent pas simplement du clin d’œil.

Avant de parler du livre, peux-tu nous dire ce que tu as fait pendant le confinement, et après ? Ton activité de critique musical a-t-elle été réduite ?
François Gorin : Oui et non. Bien sûr, il n’y avait pas de concerts, et il n’y en a pas beaucoup encore aujourd’hui. Curieusement ou pas, ça ne me manque pas tellement. Quand on en a vu énormément dans sa vie, on peut supporter d’en être sevré pendant quelques mois, en sachant que c’est provisoire. Une bonne partie de mon travail consiste à écrire sur la musique qui sort, et je peux tout à fait le faire depuis chez moi, sans même avoir à aller au journal. Même si les sorties étaient plus virtuelles que jamais, j’ai continué à recevoir des liens pour écouter les nouveautés. Avec Hugo Cassavetti, nous avons aussi lancé une série sur des albums qu’on trouvait sous-estimés, des disques de chevet, qui nous tenaient à cœur, un peu anciens ou plus récents. Et puis on s’est amusés à faire des Top 10 plus ou moins calqués sur l’actualité, des anniversaires, des événements quelconques. Donc on avait de quoi faire, et les services musique et livres étaient très sollicités pour pallier le manque de nouveautés en cinéma, théâtre ou expos.
Je n’ai donc pas du tout ressenti de vide, et concernant les concerts je n’ai pas eu envie d’aller écouter tout ce qui est de l’ordre de l’ersatz, tous ces musiciens sur le Net qui jouent dans leur salon. Je suis allé voir quelques-uns de ces live évidemment, et j’ai trouvé ça sans intérêt. De toute façon la musique continuait, et si elle ne continuait pas, on avait suffisamment de stock pour… meubler, si l’on peut dire ! J’étais chez moi et je réécoutais beaucoup par séries : le même artiste pendant deux ou trois jours, avant de passer à autre chose. C’était au fond un moment assez heureux, et le déconfinement n’a pas vraiment représenté une rupture dans mon quotidien. Je ressentirais un vrai manque s’il n’y avait plus de musique du tout, et c’est loin d’être le cas !

Peux-tu revenir sur la genèse de ton nouveau roman, qui a été je crois assez longue ?
J’ai mis beaucoup de temps pour parvenir à ce “produit fini”, avec des phases d’abandon, où je pensais que je n’y arriverais pas. J’ai commencé à écrire une première version en 2003. Ça m’a donc pris 17 ans, avec je pense une dizaine de tentatives successives. Il a pu se passer deux ou trois ans entre deux versions… J’ai fait des expériences formelles, sur le point de vue notamment. Comme le récit est construit en grande partie sur des scènes vécues, la logique voulait que je crée un double masculin, qui corresponde à peu près à ce que j’étais à l’époque, entre 1984 et 1987. Je suis assez longtemps resté fixé sur cette idée-là, j’avais du mal à imaginer autre chose. Parfois le récit était à la première personne, parfois à la troisième. Il y a eu des points de vue extérieurs, une suite de lettres, un journal… ce qui se tient car il y a un côté chronique d’époque. Mais ça ne marchait pas, ce dont je ne me rendais pas forcément compte moi-même. Pour moi, tout allait bien, c’était enfin la bonne version. C’est à force de l’envoyer à des éditeurs et d’essuyer des refus systématiques – parfois sans un mot, parfois avec des mots de circonstance, parfois avec un petit peu d’argumentation – que je me suis dit qu’il ne fallait peut-être pas insister. Mais ces quelques fois où j’ai voulu passer à autre chose et où j’ai commencé à travailler sur un autre texte, celui-ci revenait toujours me tirer par la manche, en quelque sorte, en me disant : mais non, ce n’est pas fini, il faut t’y remettre. Et je m’y remettais. Etrangement, quand je recommençais une nouvelle version, à une ou deux exceptions près, je ne repartais pas de la version précédente, mais de zéro. Tout en racontant toujours la même histoire… Ce “Louise…” final n’est pas du tout le même texte que celui que j’avais terminé en 2004, et en même temps il n’est pas si différent. Il y a un côté palimpseste. Cette obstination peut sembler un peu absurde, mais le fait de recommencer à chaque fois me permettait de garder en mémoire ce que j’avais à raconter. L’autre effet, peut-être un peu bizarre, c’est qu’à force de réécrire, je n’arrivais plus à distinguer ce qui relevait de la vérité objective, ou en tout cas de mes souvenirs, et les choses que j’avais ajoutées entre-temps, souvent inventées, fictionnelles – tout ce qui vient en renfort du réel lorsque celui-ci est lacunaire ou insuffisant.

Il n’est pas très fréquent que le personnage d’un roman écrit par un homme soit une jeune femme, même si ça avait déjà été le cas dans “Trompe-l’œil” (éd. Philippe Olivier, 1990). Ce qui explique peut-être pourquoi tu sembles garder une certaine distance par rapport à elle.
Ce n’est pas elle qui raconte, le livre est écrit à la troisième personne. L’idée, c’est qu’on la suive en permanence, qu’on soit tout le temps avec elle, les gens qu’elle rencontre, ce qu’elle vit au quotidien. Dans sa solitude, aussi. Mais avec une position d’observateur. Dans les versions précédentes, le personnage principal était un mec, un peu plus vieux, qui correspondait en gros à ce que j’étais à l’époque, et j’essayais de faire entrer de la fiction. Mais à partir du moment où j’ai décidé que ce personnage serait une fille plus jeune, correspondant plutôt à celles que j’avais connues à l’époque, c’était plus amusant – et plus difficile, mais justement cette difficulté était amusante –, et surtout libérateur. Il n’y avait plus à se poser la question de faire entrer la fiction, elle entrait toute seule comme si une porte s’ouvrait. Et puis, ça m’a permis d’affiner la construction des personnages. Dans les premières versions, c’était beaucoup plus de simples décalques de personnes que j’avais connues. Là, j’ai brouillé les pistes, fait davantage de mélanges. Ça aussi, ça pouvait être plus à la fois plus compliqué et assez amusant, car je m’accordais plus de libertés.

« Mon idée de départ n’était pas de faire un roman à clés, même si certaines sont assez faciles à mettre dans la serrure. »

Il y a quand même un côté “roman à clés” qui pourra plaire à certains.
Ça dépend vraiment des lecteurs. Certaines clés sont assez faciles à mettre dans la serrure : Edie est une transposition au féminin d’un Etienne Daho en pleine ascension, Humbert Milton rappelle beaucoup Lambert Wilson, comme son nom l’indique un peu… Mon idée de départ n’était pas de faire un roman à clés, mais il est évident que pour certains lecteurs, ce sera un jeu de “qui est qui”, même si un seul personnage peut être inspiré de plusieurs personnes réelles. Ce n’est pas un enjeu : je ne voudrais pas que ce soit un obstacle pour un jeune lecteur qui n’a pas du tout connu cette époque, déjà lointaine. Mais je commence en effet à avoir des retours de lecture de personnes qui pourraient se retrouver dans le livre et qui se reconnaissent… plus ou moins. C’est plutôt drôle.

Louise expérimente le sexe et la drogue mais on ne peut pas dire que tu tombes dans les clichés du “roman rock”…
J’ai plutôt voulu faire un roman initiatique. Le personnage passe par un certain nombre… pas d’épreuves, disons d’expériences. Il y a surtout beaucoup de rencontres successives et qui parfois se chevauchent avec deux ou trois personnages. C’est une fille qui se cherche pendant tout le livre et qui désespère de se trouver. Il y a des miroirs partout dans son appartement, et à chaque fois qu’elle fait une rencontre, c’est comme si elle se retrouvait face à un miroir qui lui renvoie sa propre image. Elle finit par découvrir que cette image ne lui convient pas et fuit vers une autre personne. Jusqu’à une scène un peu paroxystique de dédoublement où elle se voit dans un ou une autre et où elle se dit qu’il faut arrêter. C’est comme une overdose, mais pas forcément de drogue. Elle se laisse porter par le courant comme si elle ne maîtrisait rien ou ne voulait rien maîtriser, et au bout d’un moment elle a envie de retrouver une forme de stabilité. L’image qui m’est souvent venue à l’écriture, c’est celle du manège qui tourne : certains personnages disparaissent, parfois réapparaissent, parfois ne reviennent pas. Et le manège finit par s’arrêter, mais ce n’est pas sa volonté, juste les circonstances. Elle est ballottée par ces circonstances, et je voulais qu’il n’y ait pas d’éléments psychologiques ou analytiques, pour qu’on sente que Louise n’a pas de recul sur ce qu’elle vit. Le récit est très comportementaliste, une suite de sensations, d’impressions.

Pourquoi ces irruptions du fantastique, voire du surnaturel dans un récit qui relève de la chronique réaliste ?
En écrivant certaines scènes, je me suis dit qu’il fallait que ça dégénère. Ce n’était pas prémédité, c’est arrivé au fil de l’écriture, qui a commandé ces dérives. Souvent, il s’agit aussi de scènes de fuite, d’échappement pour Louise. Cependant, certains moments qui peuvent paraître assez délirants, comme cette présentation du nouvel album de Sting à la presse où le chanteur fait des longueurs dans une piscine, s’appuient sur des faits réels… Il y avait des plans promo un peu bizarres à l’époque !

« Entre 84 et 87, soit la chronologie du livre, je travaillais beaucoup et le reste de ma vie était aussi très intense. »

Dirais-tu que c’est un livre “sur les années 80”, ou simplement “qui se passe dans les années 80” ?
Dès l’instant où on a commencé à parler des années 80 sur le mode de la nostalgie, ce qui me frappait toujours, c’est qu’on faisait surtout référence au début de la décennie, donc pas tout à fait la période où se passe l’histoire. En fait, je n’ai pas choisi ces années-là, elles se sont plutôt imposées à moi. Il se trouve qu’entre 84 et 87, soit la chronologie du livre, je travaillais beaucoup, à la fois pour un quotidien (“Le Matin”) et, les premières années, un mensuel (“Rock’n’Folk”), et le reste de ma vie était aussi très intense. Comme Louise dans le roman, je me suis retrouvé pris dans un tourbillon. Même si on a toujours un peu de recul par rapport à ce qu’on vit, je pense que j’en avais moins alors qu’à d’autres périodes de mon existence. Une fois cette période terminée, je n’ai bien sûr pas eu envie d’écrire tout de suite dessus, ça a pris pas mal de temps. Mais j’ai su assez tôt qu’un jour ou l’autre, une fois décanté, ça devait produire un récit. Ce qui m’intéresse aussi avec le milieu des années 80, c’est que c’est une période assez indéfinie, transitoire, avec pas mal de flou. Même musicalement : ça suit ce qu’on appelle postpunk/new wave, et on a du mal à l’identifier.

Elle est liée pour moi à beaucoup de groupes et de disques que comme toi j’adore, des Smiths à Prefab Sprout en passant par les Pale Fountains ou Everything But The Girl, même si contrairement à toi qui as écrit dessus à l’époque, je ne les ai pas découverts à leur sortie. J’aurais plus de mal à citer spontanément un film ou un livre marquant de la période.
Il y a “Les Nuits de la pleine lune” d’Eric Rohmer (1920-2010) en 1984, que je cite dans le livre, comme un peu plus loin “Le Rayon vert” (1986), et qui a plutôt bien vieilli. Un cinéaste qui avait alors passé la soixantaine avait réussi à capter l’esprit de la jeunesse du moment. On sait comment Rohmer travaillait : il s’inspirait beaucoup des acteurs et surtout des actrices avec qui il travaillait, ici en l’occurrence Pascale Ogier. Il y a une grande justesse dans son observation, alors qu’on dit souvent de ses films qu’ils sont un peu anachroniques, que ses personnages ont une façon de parler littéraire, etc. Quand on revoit aujourd’hui “Les Nuits de la pleine lune”, on se rend compte qu’il a su saisir l’air de ce temps-là. Ça m’avait même frappé sur le moment, à la sortie du film. Les deux bornes cinématographiques de cette époque, ce serait donc ce film de Rohmer d’un côté, et de l’autre “Désordre” d’Olivier Assayas (1986). Un autre cas de figure, mais quoi qu’on pense du film, qui a des qualités et des défauts, ça reste un jalon. On autorisait un jeune réalisateur à tourner un film sur un groupe de rock, assez noir, avec un suicide, en prise sur la musique de l’époque. C’était quelque chose de nouveau, pas banal. Ça me plaisait de faire allusion dans le livre à ces deux films-là.

On retrouve dans le livre des événements musicaux réels dont tu avais déjà parlé dans “Sur le rock” : des concerts de Costello ou Sinatra à Paris, le festival Rock in Athens en 1985 avec Depeche Mode, The Stranglers, The Clash, The Cure, Nina Hagen, Talk Talk, Téléphone…
Oui, c’est vrai. C’est assez logique car la plupart des personnages évoluent dans le milieu musical : artistes, journalistes, attachés de presse, employés de labels… Je pouvais difficilement faire l’impasse sur le sujet. L’idée, c’était que ce soit une toile de fond, un arrière-plan permanent, mais qu’il n’y ait jamais de jugement sur la musique, par exemple. C’est juste : il y a un concert d’Untel. Je cite quand même les musiciens qui jouent. J’aurais pu ne pas le faire, mais ça aurait été frustrant pour les lecteurs. Ça donne des points de repère. Dans le cours du récit, on va plus s’intéresser au fait que Peter Zaremba a une grande mèche et la peau un peu grêlée qu’au fait que les Fleshtones sont un groupe génial sur scène. Quant au concert de Costello, ce qu’on peut en retenir, c’est qu’il avait joué beaucoup de morceaux… (rires) Il est coutumier du fait, on a du mal à l’arrêter.

Lire la deuxième partie.

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