Nouveaux mythes de la caverne : Deerhoof, plus fragmentaire que jamais, prophétise, déjà, le monde d’après l’après.
“Teenage Caveman
Rock, wood, skin and bones
It’s a cry of the wild
We cry alone”
Beat Happening, “You Turn Me On” (1992)
On ne sait pas si Deerhoof a pensé au titre de la bande à Calvin Johnson, mais c’est ce qui nous vient spontanément aux oreilles en écoutant ce quinzième album du combo de Greg Saunier. “Future Teenage Cave Artists” est un disque politique. Comme les autres, direz-vous. Deerhoof est engagé, on le sait : ce sont de dangereux activistes DIY qui propagandent, notamment sur les réseaux sociaux, pour soutenir, tout comme l’ultragauchiste Kim Gordon, le marxiste extrémiste… Bernie Saunders. Les Etats-Unis sont tellement arriérés socialement, on comprend que Deerhoof et les autres cherchent avant tout un peu de pragmatisme et commencent doucement, là où c’est possible. Ils sont, en revanche, moins mous du genou dans leurs musique, pratiques et concepts. “Future Teenage Cave Artists”, nous dit-on, est un album sur « les personnes hantées par le souvenir d’un monde perdu et sur chaque tentative échouée à le sauver. Les personnes vivant déjà en dehors du système, pratiquant déjà de nouveaux modes de vie nécessaire à la survie. Ces héros pleins d’espoirs sont (…) les Future Teenage Cave Artists ».
Voilà pour le programme et la réalisation est à l’avenant. Individualités marquées œuvrant collectivement, écoute, entraide, bout de ficelles, coq-à-l’âne, coutures, mélanges, plasticité, réactivité : Deerhoof, sans doute plus que jamais, joue dans le collage urgent. Les idées et les sons se télescopent, comme toujours, mais ici les traces de sutures, et les ruptures sont plus apparentes. C’est une robe de fortune, patron inclus. Attention ! On est tout de même dans la haute couture, façon Maison Margiela, donc punk, car Deerhoof est maître absolu des liaisons. On est dans un circuit court de la pop, une musique pleine de courts-circuits, de changements à vue gardant toujours à l’œil la joie, la spontanéité, l’énergie de la première prise, de la jam. L’album touffu est donc très aéré par rapport aux albums des années 2010.
Après l’explosion collaborative de “Mountain Moves”, partiellement enthousiasmant, Deerhoof se retrouve dans l’éclatement de ses possibles à nouveau réunis par pistes interposées, ce qui reste leur formule gagnante, comme le live.
On ne proposera pas un long relevé de ce condensé de musiques populaires, mais tout juste remarquerons-nous quelques pistes épatantes dans un disque labyrinthe. Grotte Chauvet et cour des miracles.
“O Ye Saddle Babes” est introduit par un groove détraqué aux beats malades, “New Orphan Asylum for Spirited Deerchildren” est de la pop chavirante (un poil Cohen, Chris) et ivre, comme si la technique du Zui Quan de Jackie Chan avait été exportée dans le champ de la musique populaire.
“Fraction Anthem”, est un r’n’b zarbi au ralenti (Deerhof ne se refuse rien), dans le genre dépressif de Nicholas Krgovich mais vite salopé par des lacérations de guitares, une batterie en prise crade.
“8” est une cavalcade crade punk garage sur altérations numériques.
“Damaged Eyes Squinting into the Beautiful Overhot Sun” est une musique répétitive sur des riffs sanglants avec jeux sur les prises, les ambiances, les doigts dans les prises.
Satomi parasite “Reduced Guilt” qui parodie, pour le meilleur !, le trop sérieux et pleurnicheur Radiohead avec des choubidoux et interpelle les chasseurs viandards, allégoriques ou non, sur “New Orphan Asylum for Spirited Deerchildren” :
Why did you hurt my bambis ?
What did my bambis did to you ?
Elle ne reste pas que dans le registre amusant : son population, evacuation scandé dans “O Ye Saddle Babes” est aussi terrifiant. Un peu Cassandre, il se révèle assez prophétique en pleine crise sanitaire, laquelle a retardé la sortie du disque. C’est d’ailleurs ce côté sombre qui surprend le plus à l’écoute du disque.
“It’s wild cry” chantait Calvin, “We cry alone”, terminait-il. On ne sera guère surpris de retrouver en clôture “I Call on Thee”, une cover tranquille. Sauf que, surprise !, c’est une composition du vieux Bach, comme l’appelaient ses employeurs de l’époque. On se croirait dans une écoute subaquatique, submergé par la mélancolique beauté de Jean Sébass’, dans un monde étouffé de caverne numérique.
“Gonna paint an animal on a cave wall
Gonna leave it there forever while empires fall”
“Future Teenage Cave Artists” (le titre)
Angoisse de la mort, jouissance extatique et permanence de l’art, pour un peu, Deerhoof, dialectiquement au sommet et au fond du gouffre, nous donnerait des envies de relecture de Lascaux de Georges Bataille.
Avec l’aide de Johanna D., de profundis.
Future Teenage Cave Artists
Sympathy for the Baby Boo
The Loved One
O Ye Saddle Babes
New Orphan asylum for Spirited Deerchildren
Zazeet
Fraction Anthem
Reduced Guilt
Damaged Eyes Squinting into the Beautiful Overhot Sun
I Call on Thee