En ces moments si incertains, certains d’entre nous établissent des playlists destinées au partage sur les plateformes ou les réseaux sociaux. D’autres se mettent en scène, comme notre ancien collaborateur Matthieu Chauveau, qui, jour après jour, poste sur Facebook une image bricolée, inventive et souvent très drôle de l’un de ses disques fétiches à l’intérieur de son espace de vie confiné. Au seul cadrage photographique s’ajoute ici parfois un travail de photomontage, rappelant le caractère hétérogène de nombre de pochettes d’albums, notamment certaines de la décennie 70, une période marquée par l’héritage du pop art. En ces jours sombres, émaillés de disparitions d’artistes aimés, beaucoup s’inventent ainsi d’autres manières de vivre la musique, en l’absence de sorties d’albums, et de concerts, hormis ceux bien sûr donnés par des musiciens confinés depuis leur maison ou leur appartement.
33 tours, 33 centimètres, l’âge du vinyle : les pochettes occupent une place toute particulière dans l’imaginaire d’au moins trois générations d’auditeurs, depuis le milieu des années 60, jusqu’à l’avènement du compact disc, au milieu de la décennie 80, puis l’entrée dans ce nouveau millénaire. Depuis, nous le savons, de nouveaux modes de consommation, le plus souvent dématérialisés, sont à l’œuvre et ont largement bouleversé notre perception de la musique. L’accès immédiat à des millions de titres a sans nul doute entraîné un changement de paradigme. Entre autres éléments de réflexion, il est intéressant d’observer comment certains artistes, comme Radiohead, ont trouvé une parade, et réinjecté une très forte dimension visuelle dans leur travail, en investissant d’autres champs de création comme la vidéo et en détournant les codes habituels du merchandising, voire de l’économie globale (en proposant aux acheteurs de fixer leur propre prix d’achat, sans la présence d’une maison de disques).
On connaît l’importance iconique de certaines pochettes, qui appartiennent à l’histoire depuis longtemps déjà. La musique des Beatles, de Pink Floyd, du Clash et de quelques-autres apparaît ainsi indissociable de l’objet qui la contient. En convoquant l’image et le texte fait image (car la typographie y joue un rôle souvent essentiel), la pochette indique une direction, met en perspective, donne une tonalité, parfois même avant que l’on aie écouté un album. Certaines pochettes, par leur force iconique, imprègnent durablement notre rapport à la musique.
« Ecoutons nos pochettes », initié par le passionné de musique Gilles de Kerdrel, apparaît comme l’un des projets faisant dialoguer musique et écriture parmi les plus singuliers du moment. Le principe en est simple : des anonymes ou des personnalités (comme l’ancien journaliste des “Inrockuptibles” Jean-Daniel Beauvallet ou les écrivains Lisa Balavoine et Pierre Lemarchand), ayant en commun l’amour de la musique, y racontent un souvenir précis, parfois un pan entier de leur histoire personnelle, attachés à une pochette. Ces textes publiés sur Instagram et Facebook, souvent liés à des souvenirs d’adolescence, prennent ainsi des formes très variées, dans leur rédaction, et l’évocation d’images fortes.
Pour POPnews, Gilles de Kerdrel s’est prêté à un autre exercice, celui de l’interview, pour nous expliquer l’origine du projet « Ecoutons nos pochettes » et ses déclinaisons. On perçoit que derrière cette collection se trouve un vrai sens du partage, qui se transmet par l’écrit mais aussi lors des lectures musicales organisées par « Ecoutons nos pochettes », notamment au Walrus, café-disquaire parisien bien connu. Espérons simplement ne pas attendre trop longtemps avant que de nouvelles soirées de ce type voient à nouveau le jour.
Gilles, peux-tu nous parler en quelques mots de ton parcours de passionné de musique ?
C’est un parcours classique qui n’a rien à voir avec la musique classique : un itinéraire parti des Poppys, qui a bifurqué par Zappa et toute la scène jazz rock qu’écoutait mon frère aîné avant de croiser le punk au collège. C’est là le vrai départ, avec des lectures de fanzines, “Best”, “Rock & Folk”, et tout l’argent de poche qui y passe…
Comment un passionné de musique devient-il initiateur de « projets collaboratifs autour de la musique » ?
C’est grâce aux réseaux sociaux. C’est vrai qu’aujourd’hui, Facebook et Instagram permettent d’envisager ce type de projets qui donnent la possibilité au plus grand nombre de s’exprimer. Il y a un côté DIY qui permet de créer et fédérer rapidement une communauté.
Quelle est la genèse du projet « Écoutons nos pochettes » ?
Un soir, j’écoutais pour la première fois depuis longtemps le 1eralbum des Stranglers, acheté à 14/15 ans. En regardant les photos de la pochette et les paroles, des tas de souvenirs sont remontés. J’en ai fait un texte, posté tout de suite sur Facebook. L’idée d’en faire un projet participatif m’a parue évidente, et le nom “Écoutons nos pochettes” s’est imposé de lui-même.
Pourquoi publier les textes sur Facebook et non sur un site dédié ?
Je voulais atteindre tout de suite du monde afin de récolter des textes. Facebook m’a semblé être le bon endroit pour commencer ce projet que je voulais participatif. Créer une communauté à partir d’un site dédié est bien plus laborieux. Mais c’est vrai que je pourrais avoir une direction artistique plus classe que sur Facebook. Instagram permet, par exemple, de créer plus de choses en termes visuels.
“Écoutons nos pochettes” se décline de différentes manières. Peux-tu nous expliquer ce choix ?
Ce doit être par déformation professionnelle. Je viens de la publicité où l’on juge une idée à sa capacité à être déclinée sous le plus de formes possibles. Rapidement, je me suis rendu compte que les textes pouvaient avoir plusieurs vies : un livre, des lectures publiques, des podcasts, des clips etc.
Comment le choix des participations s’effectue-t-il ? Est-ce important pour toi que des anonymes et des personnalités connues (journalistes, écrivains, musiciens) en soient les contributeurs ?
Je ne voulais surtout pas d’un projet réservé aux exégètes. D’où cet équilibre anonymes/personnalités. On vit tous à travers le même panel d’émotions lié au disque ou à la musique. Les émotions ne sont pas plus belles chez les uns ou chez les autres.
Dans un premier temps, ce sont dont les proches qui ont contribué, puis certains de mes contacts Facebook que j’ai contactés. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de propositions spontanées. Ça me permet d’être plus exigeant sur la qualité des textes même si j’en ai refusé que très peu…
Le projet s’appuie sur un fort sentiment nostalgique, lié souvent à l’adolescence et au vinyle. Est-ce toujours le cas des contributions que tu as publié ?
La nostalgie pourrait être la limite de l’exercice. Mais on n’est pas chez Pascal Sevran et “La Chance aux chansons” ! On ne fait pas la tournée des Ehpad. Il y a une grande variété des regards portés sur le passé. Heureusement, les textes sont souvent drôles, parfois crus, amusés, ou sans concession, en tout cas jamais cucul.
Qu’apportent de particulier les lectures publiques que vous avez organisées, notamment au Walrus, rue de Dunkerque dans le 10e arrondissement de Paris ?
Les lectures permettent aux textes d’avoir une seconde vie. Un peu comme les morceaux d’un disque, ils ont besoin d’être confrontés au public. D’ailleurs, certains sont là depuis le début, d’autres ont disparu. Non pas qu’ils soient moins bons, mais ils passent moins bien à l’oral. Ça permet aussi au projet de rencontrer un public. A ce sujet, j’espère bien qu’“Écoutons nos pochettes” se produira ailleurs qu’à Paris.
Dans son livre “Basse Fidélité” (Ed. Le Mot et le Reste), Philippe Dumez raconte avec beaucoup d’humour comment, au fil du temps, il a pu se débarrasser de sa collection de vinyles ou de K7, pour finalement y revenir, et racheter des albums dont il s’était quelques temps plus tôt débarrassé. Crois-tu que le rapport, la perception qu’ont les jeunes générations à la musique, à l’ère de la disparition des supports, soient différents de celles qui les ont précédées ?
Je n’ai pas encore lu le livre de Philippe Dumez, mais je connais bien ce sentiment de rejet pour sa collection de disques. Je me suis débarrassé d’un certain nombre d’entre eux. Ce que je regrette amèrement, bien sûr… Pour répondre à la seconde partie de ta question, l’autre jour un jeune mec me disait qu’il ne pourrait pas écrire pour Écoutons car il n’écoutait de la musique qu’à travers des playlists en streaming. Il ne savait souvent pas ce qu’il écoutait. En fait, ils consomment de la musique, sans savoir ce qu’il y a dedans, comme quand ils bouffent un McDo. C’est juste un truc qui a une saveur, une tonalité…
Quels sont tes projets après le confinement ?
Dès que possible, on fera la lecture publique au Walrus, qui a dû être annulée. Je travaille également à une version podcast (voir ci-dessous). On peut imaginer un livre, une expo, qui sait ? Ça dépendra aussi des rencontres.
Pour conclure, si tu devais choisir une pochette de disque sur laquelle écrire… ?
Il y en a beaucoup ! Trop, sûrement. Mais ça reste lié à une histoire. Je dirais celle de “Metal Box” de PIL puisque j’ai déjà écrit un texte autour d’elle.
La pochette d’“Unknown Pleasures” de Joy Division, par Jean-Daniel Beauvallet (texte publié antérieurement par “Écoutons nos pochettes” sur sa page dédiée)
C’est une pochette de disque aimable comme une porte de prison, noire à l’extérieur, pour un disque encore plus noir à l’intérieur. Une pochette de disque hostile, glaciale, sexy comme la médecine légiste. À l’origine vendue en une sorte de carton tissé, façon faire-part de décès, elle était sombre comme une toile de Soulages, zébrée d’une lumière aveuglante, à la Soulages aussi. Qu’y voit-on, qu’y entend-on ? Une marée noire inextricable, illuminée d’un graphisme pâle évoquant le compte-rendu affolé d’un sismographe, ou le relevé scandaleux des mensonges à la chaîne recensés par un polygraphe. Ce mystérieux enchaînement de convulsions, de tachycardies, de montagnes russes correspond parfaitement à la musique : du punk-rock glacial, épileptique, anxieux, détourné de sa violence gratuite en une exaspération raffinée, grâce à la production impossible de Martin Hannett. De la musique plus électrocutée qu’électrique : voici ce que propose Unknown Pleasures, le premier album de Joy Division sorti en 1979.
La pochette est signée par un jeune graphiste tout juste diplômé et immédiatement recruté par le label local, Factory Records : Peter Saville. Pour la maison de disques, il développera une esthétique de la désolation, un compte-rendu de la déshumanisation. Sa pochette d’Unknown Pleasures est sans doute le plus fulgurant résumé de son génie, de sa manière explosive d’afficher ce qui n’est pas visible, de révéler en creux, de détourner signes et symboles. Elle représente le premier pulsar jamais découvert, le signal radio d’une étoile sur le point de mourir. Chez Factory, on considérait à juste titre les sciences comme de la poésie.
Je vénérais tellement Factory et son univers que je déménageais alors pour Manchester : des disques changent des vies. Unknown Pleasures en fait partie.
C’est à un pulsar, dont je ne suis même pas certain de saisir le sens, que je dois cette bifurcation, à angle droit, dans ma vie promise sans doute au droit, à la médecine ou, plus sûrement, à l’ennui. Sans cette pochette qui m’a alpagué chez un disquaire de Tours, sans ce rock tout en stridences, en tension, en urgence, je n’aurais sans doute jamais défié mon destin. Mais la puissance de cet appel du vide, cet ordre impérieux de me rendre à Manchester pour faire partie, enfin, d’un tout furent indiscutables. Il fallait se perdre à Manchester pour se trouver. Depuis, où que je vive, il y a toujours eu ce graphisme rigoureux au mur de ma chambre ou de mon bureau : un doudou, un talisman voire une icône, au sens sacré du terme.
Peter Saville dira alors que les pochettes de disques forment la collection d’art contemporain des adolescents. Il n’avait pas prévu que quarante ans plus tard, les vinyls de ce premier album de Joy Division se vendraient déjà encadrés dans des supermarchés culturels, ni que le logo devenu universel, divorcé de la musique, ornerait tout et n’importe quoi : des draps, des mugs, des sous-vêtements. On a même vu David Hallyday porter un t-shirt Unknown Pleasures en couverture de Paris Match. Une des chansons affolées de l’album s’appelait She’s Lost Control. De son œuvre elle-même piochée dans une encyclopédie, Peter Saville a perdu le contrôle. C’est à ce prix-là qu’on appartient à la pop-culture.
Remerciements à Gilles de Kerdrel pour ses réponses et à JD Beauvallet pour l’autorisation de diffusion de son texte. Prenez soin de vous, à Manchester, Bristol, en Bretagne ou ailleurs. Rendez-vous dans le monde d’après !