Le chanteur et guitariste de Durham, Caroline du Nord, poursuit sur son troisième album son passionnant travail d’exhumation de morceaux traditionnels obscurs, dont il offre une interprétation à la fois respectueuse de la tradition et modernisée.
Will Oldham dit l’écouter en boucle, des médias à l’expertise reconnue en matière musicale chantent ses louanges, mais Jake Xerxes Fussell reste méconnu en France. Est-ce son nom, taillé pour le Scrabble mais difficile à prononcer, son physique plutôt banal, son look passe-partout (casquette, T-shirt, vieille chemise de bûcheron) ? Ses disques pourraient pourtant plaire aux amateurs éclairés d’americana et de ce qu’on appelait il y a peu encore l’aternative country, et au-delà aux fans de Bruce Springsteen ou de Bob Dylan (voire de Bill Callahan) qui forment a priori un public plus vaste. Bref, à tous ceux qui aiment le musique qui a une âme, mais qui ne cherche pas à tous prix à retrouver une authenticité bien chimérique (Agnès Gayraud consacre à cette question des pages brillantes dans son récent essai “Dialectique de la pop”).
Comme ses deux albums précédents sortis en 2015 et 2017, “Out of Sight” est uniquement composé de morceaux du domaine public réarrangés, réinventés. Rien d’étonnant à cela : Jake est le fils de Fred C. Fussell, un folkloriste qui collecte des traditionnels transmis de génération en génération dans le sud des Etats-Unis, et qui a passé le virus à son rejeton. Celui-ci, basé à Durham, en Caroline du Nord – où le disque a été enregistré –, mène lui aussi des recherches approfondies dans diverses archives ou auprès d’autres musiciens pour dénicher des morceaux obscurs qu’il va faire siens. Sans se les attribuer, comme ont pu le faire dans le passé des folkeux moins scrupuleux.
Ici, les multiples sources sont détaillées dans les notes de pochette où l’on croise un révérend de Jacksonville, des prédécesseurs d’Alan Lomax ou Harry Smith dans les années 20, le grand Pete Seeger et pas mal d’inconnus. Si ces neuf airs (dont deux instrumentaux) ont pour certains été gravés dans la cire ou l’acétate un jour, on peut supposer que leur naissance remonte à une époque d’avant l’industrie phonographique. Ils ont bien bourlingué, ont évolué en route, et il n’existe donc pas véritablement de version « originale », ce qui laisse à l’artiste-chercheur une grande liberté d’interprétation.
Là où Oldham période Palace faisait souvent sonner ses propres compositions comme des traditionnels bruts de décoffrage qu’il aurait entendus lors d’un round trip dans les Appalaches, Fussell, modeste érudit qui vit très bien le fait de ne pas être un songwriter, adopte plutôt la démarche inverse. Accompagné de cinq musiciens délicats (orgue, piano, violon, pedal steel…), ce chanteur à la voix tout en nuances privilégie un son chaud et laid-back, agréable à l’oreille, mais ne tombant jamais dans la mollesse d’une country-pop édulcorée – on est plus proche de Richard Thompson, par exemple. Ni particulièrement moderne, ni passéiste, au fond. Si un peu de l’âpreté de ces chansons sur le dur labeur, la passion ou la boisson se perd en route, il nous les rend sans doute plus accessibles. “Out of Sight” est tout simplement un beau disque qu’on peut tout à fait apprécier sans être ethnomusicologue.