Groupe international basé en Angleterre, Vanishing Twin revient avec un deuxième album séduisant, étrange et inclassable, “The Age of Immunology”. Nous avons profité d’un récent concert parisien pour rencontrer l’étonnante Cathy Lucas et ses quatre acolytes.
Bien triste image que nous donne actuellement le Royaume-Uni empêtré dans le Brexit : un peuple divisé, des politiciens incompétents et impuissants, sans parler de l’ex-chanteur du groupe le plus flamboyant des 80’s qui semble parti définitivement en vrille. Face à ce tableau pour le moins déprimant, des artistes perpétuent heureusement la tradition d’une excentricité britannique qui n’a rien à voir avec une quelconque insularité isolationniste. Sans brandir le moindre étendard, ils prônent au contraire, à travers leur musique, les vertus de l’ouverture et du mélange : des nationalités, des genres, des langues, des sonorités, des influences… Vanishing Twin est assurément de ceux-là. Le deuxième album du groupe, “The Age of Immunology”, sorti début juin, tire son titre d’un essai de l’anthropologue A. David Napier paru en 2003. Sa thèse, résumée grossièrement : une société qui tente par tous les moyens de se défendre contre ce qui lui est extérieur court à sa perte.
La troupe arty qui se produit en ce dimanche soir caniculaire de juin dans le cadre du festival Ideal Trouble au Lafayette Anticipations, espace culturel mégabranché mais accueillant du Marais, est monochrome dans ses atours mais très mélangée. Basés dans le sud de l’Angleterre, les membres de la formation – Cathy Lucas, Valentina Magaletti, Susumu Mukai, Phil “Man from Uranus” (MFU) et Elliott Arndt – ont des origines françaises, belges, japonaises, italiennes et américaines. Leur musique est tout aussi inclassable, une pop onirique et expérimentale à laquelle claviers, flûte et percussions exotiques instillent une séduisante étrangeté. Et qui s’avère encore plus hypnotique sur scène que sur disque.
Après le concert, monté en régime jusqu’à un finale particulièrement intense, on s’installe dans la salle d’un tout petit bar de l’autre côté de la rue avec Cathy, chanteuse et fondatrice de la formation, tête bien faite sous un grand chapeau et rire facile. Ses quatre acolytes nous rejoignent joyeusement après avoir rangé le matériel, s’immiscant par moments dans la conversation. Si leur prestation a mis en évidence une belle complicité entre eux cinq, peut-on affirmer que Vanishing Twin (nom à forte résonnance psychanalytique faisant référence à la sœur jumelle jamais née de Cathy, dont le fœtus s’était résorbé pendant la grossesse) est un véritable groupe ? Pour la jeune femme, assise devant un spritz, il en est devenu un avec le nouvel album : « Chaque membre apporte sa propre personnalité, son style particulier. » A ses côtés, le discret Susumu, auteur en 2002 d’un disque remarqué sous le nom de Zongamin, approuve.
« Sur le premier album [“Choose Your Own Adventure”, 2016], reprend Cathy, c’était un peu différent. J’avais écrit tous les titres au préalable, seule, et nous les avions ensuite étoffés, développés. Cette fois-ci, nous sommes principalement partis de jams, puis j’ai retravaillé ce matériau de mon côté, chacun ajoutant ensuite sa patte. Chaque morceau passe par plusieurs états successifs avant de trouver sa forme définitive. » Susumu confirme encore : « Sur ce disque, la plupart des titres sont nés en studio quand nous étions tous ensemble. »
Elliott (flûte, percussions…), abonde : « Je remarque que notre musique se construit de plus en plus de façon inconsciente. Nous nous retrouvons dans une pièce sans vraiment réfléchir à ce que nous allons faire, sans trop penser au résultat. C’est comme ça que nous sommes les plus productifs et les plus authentiques dans notre son. Nous nous ne préoccupons pas tellement de savoir si les morceaux seront faciles à reproduire sur scène. De toute façon, nous improvisons beaucoup. »
Selon Cathy, le groupe a trouvé au bout de quatre ans « une sorte de chimie interne ». C’est notamment l’arrivée de Susumu à la basse, au cours de la réalisation du premier album, qui a donné une structure plus rythmique à Vanishing Twin. Sur le nouveau, cette dimension s’affirme davantage, l’ambient cède de plus en plus le pas à la pulsation. Au point d’envisager une orientation plus dansante ? La jeune femme ne s’interdit pas de s’aventurer sur ces « territoires dangereux », mais se voit plutôt aller dans la direction opposée pour le prochain disque. « J’aimerais faire quelque chose dans la lignée de “You Are Not an Island” sur le nouvel album [un titre de plus de 7 minutes, assez doux et acoustique, NDLR]. Mais je n’ai jamais d’idées préconçues, les morceaux se construisent au fur et à mesure quand nous travaillons dessus. Donc la suite sera peut-être totalement différente ! »
Quand on lui dit que la composition de Vanishing Twin reflète fidèlement le caractère cosmopolite de Londres, la musicienne se montre ambivalente : « Bien sûr, c’est une ville où il se passe plein de choses, avec beaucoup d’énergie créatrice, de personnes intéressantes. Mais c’est aussi la capitale d’un des pays les plus capitalistes d’Europe et cela se ressent fortement quand on y vit. Il n’y pas de contrôle des loyers, peu de protection sociale. A Londres, c’est le marché qui commande. » Cathy a quitté l’an dernier sa chouette coloc sur Belfast Road, au nord de la ville, pour aller habiter à Margate, à l’extrême sud-est de l’Angleterre, à deux petites heures de train ou de voiture. Le lieu semble attirer les artistes puisque Peter Doherty y a posé ses valises. « Je le croise de temps en temps ! En fait, pas mal de musiciens se sont installés là-bas. C’est un endroit intéressant, au bord de la mer du Nord, avec un grand brassage de populations. » Outre les différents home studios des membres du groupe, une bonne partie de l’album a d’ailleurs été enregistrée hors de Londres, au calme à la campagne, notamment dans un ancien moulin.
Vanishing Twin n’a pas échappé aux comparaisons – justifiées – avec les regrettés Broadcast et les ressuscités Stereolab. Comme eux, le quintette est capable d’écrire de grandes chansons pop superbement arrangées (“KRK” et surtout “Magician’s Success” sur le nouvel album, “Telescope” ou “Choose Your Own Adventure” sur le précédent). On pourrait aussi rapprocher la formation de ses compagnons de label (Fire records) Jane Weaver et les Suédois de Death and Vanilla. Une grande famille informelle d’esprits libres puisant dans le passé pour créer la musique du futur, « à l’écart du mainstream, subvertissant la library music, avec un propos souvent politique et un peu surréaliste », dans laquelle on inclura également un autre projet hors norme dont Cathy est la co-instigatrice, Ha Ha Sounds Collective, qui a joué à Paris en mai dernier.
Ce chœur d’une vingtaine de chanteurs et chanteuses (dont elle-même), auquel s’agrège un casting mouvant de musiciens, interprète des reprises et des originaux inspirés par le jazz, la musique de films, la bossa nova, diverses expérimentations des années 60 et 70… « La logistique est compliquée, forcément, mais je pense que ça en vaut la peine. Chanter sur scène dans un chœur, c’est une expérience puissante et émouvante. Magique ! », s’enthousiasme Cathy. Qui nous conseille au passage d’aller découvrir, dans un genre assez différent, les chansons electro tordues et les clips bizarroïdes de Lone Taxidermist aka Natalie Sharp ou, encore plus extrême, de Gazelle Twin aka Elizabeth Bernholz.
Comme elles, Vanishing Twin se distingue aussi par son univers visuel, moins perturbé et perturbant mais toujours intrigant. On pense aux constructivites russes, à Man Ray, Dora Maar, Hugo Ball, au Bauhaus, voire au Kibbo Kift… « Depuis le départ, ça a toujours été très important pour nous. Nous nous y intéressons tous dans le groupe, individuellement nous pratiquons le dessin, les collages ou la vidéo. Nous cherchons à créer quelque chose d’immersif, qui emmène dans un autre univers, à l’image de notre musique… de façon très artisanale, certes ! », explique Cathy en riant. Elliott poursuit : « Au cœur de notre démarche, il y a une croyance presque naïve dans l’esthétique DIY. Nous essayons de tirer un impact maximal d’idées simples et facile à mettre en œuvre, comme de porter des masques. Nous préférons aussi utiliser des technologies un peu anciennes d’une façon originale. »
On pioche dans leur corpus visuel des références inattendues comme la mise en scène télévisuelle d’“Ubu roi” d’Alfred Jarry par Jean-Christophe Averty, dans laquelle le Père Ubu arbore une énorme spirale sur le ventre. Un motif souvent utilisé par le groupe dans ses clips très graphiques (on le retrouve sur une édition limitée du vinyle, qui doit provoquer l’hypnose quand il tourne !), et que Cathy s’est même fait tatouer sur le bras. Assise à la table à côté, Valentina (batterie) s’en amuse : « l’artiste Grayson Perry a dit que le symbole international du manque d’inspiration était la spirale. Et on adore l’idée que ça puisse signifier tout et n’importe quoi ! » De même, on trouvera ce qu’on veut chez Vanishing Twin : des idées originales comme des emprunts, du neuf et de l’ancien dépoussiéré, du sérieux et de l’humour. Tout, sauf de l’ordinaire.