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Divers

Double hommage à Scott Walker

Disparu le 22 mars dernier, Scott Walker aura marqué de son empreinte la musique de ces 55 dernières années. Nous lui rendons hommage à travers deux visions de son œuvre unique.

Scott 4ever

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Je n’ai pas pleuré en apprenant la mort de Scott Walker. Je pense n’avoir jamais non plus pleuré en écoutant ses disques. Le rapport que l’on peut entretenir avec son univers relève sans doute davantage de la fascination, avec toute la distance que cela implique : fascination pour une voix exceptionnelle et de plus en plus intimidante au fil des ans, une musique orchestrale sans équivalent dans l’histoire de la pop, la photogénie d’un homme à la classe innée et aux tourments plus ou moins bien cachés (ce regard bouffé par l’angoisse si difficile à soutenir sur la pochette de “Climate of Hunter”…). Et pour un parcours à nul autre pareil, sinon peut-être celui de Mark Hollis, mort un mois plus tôt.

Mais dans le cas de Scott Walker, il s’est étalé sur une période trois fois plus longue – périodes de silence incluses –, et le passage de teen idol à compositeur d’avant-garde fut moins rectiligne. On se souvient qu’après la tétralogie “Scott/2/3/4” (1967-69) au génie grandissant mais au succès décroissant, à laquelle il convient d’ajouter le sous-estimé “’Til the Band Comes in”, le crooner métaphysique dut concéder des disques de grande variété/easy listening dont il n’était qu’interprète. Disques moins mauvais qu’on le dit mais ayant le goût amer du renoncement, tout comme la reformation mid-70’s des Walker Brothers qui lui permit pourtant (sur l’extraordinaire première face de “Nite Flights”) d’amorcer la phase “expérimentale” de sa carrière. Passer de Bacharach à Sunn O))) via Brel, même en cinquante ans, ce n’est pas courant.

J’ai découvert comme beaucoup Scott Walker au début des années 90, à travers les compilations sorties chez Fontana (je n’entendrais les albums late 60’s dans leur intégralité que des années plus tard). Je pense qu’il y avait eu à cette occasion un long article dans “Les Inrocks”, qui fut suivi d’une rare interview par JD Beauvallet et Gilles Tordjman. D’emblée, cette musique m’a frappé par son caractère “détaché” : de son époque (morosité existentialiste à l’heure des utopies et des explorations psychédéliques), des contingences du quotidien (“otherworldly”, diraient les Anglais), et même de la gravité terrestre (“Plastic Palace People”). Je trouvais sans doute chez Scott Walker la grandeur que la vie me refusait.

Mais si son œuvre planait au-dessus de tout le reste, elle entrait néanmoins en résonance avec quelques-uns des plus beaux fleurons de la musique indé de cette période : les Tindersticks, Pulp, American Music Club (dans “Johnny Mathis’s Feet”, Mark Eitzel vise lui aussi les étoiles les pieds dans le caniveau), Brendan Perry (l’atmosphère de “The Carnival Is Over” de Dead Can Dance est éminemment walkérienne)… Et bien sûr Neil Hannon, qui n’a jamais caché ce que sa Divine Comedy devait à l’auteur de “It’s Raining Today”. Le refrain majestueux de “The Dogs and the Horses”, sur l’album “Casanova”, à la limite du pastiche, tombe finalement du bon côté, celui de l’hommage respectueux mais incarné – à Scott autant qu’à Jacques Brel ? L’interprète de “Ne me quitte pas” et “Au suivant” (dans les adaptations anglaises signées Mort Schuman) avait, lui, déjà pris le large, vers des rives pour le moins arides et accidentées (lire plus bas). Quant à ses pairs, tous ces musiciens qu’il avait dû croiser dans le Swinging London, on n’a jamais trop su ce qu’ils pensaient de lui. A part peut-être le toujours audacieux Robert Plant qui a repris en live avec un chœur un morceau de “Tilt” (!), et surtout David Bowie, son cadet de quatre ans (à un jour près !) qui, à l’instar de Julian Cope, voyait en lui une figure quasi-divine.

Samedi dernier, lors de son concert au Trianon à Paris, Marc Almond a interprété “Big Louise” (qu’il reprenait déjà en 1982 sur le premier album de Marc and the Mambas), et un peu plus tard “Jackie” (1). Et là, j’avoue que je n’étais pas loin des larmes.

(1) A quelques mètres de la Cigale, donc, où Neil Hannon en avait donné une version fabuleuse en novembre 1993.

Vincent Arquillière

Scott, Der Wanderer

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Impossible de ne pas penser à nos propres cheminements personnels, toujours en zigzags, du métal à la pop, en passant par l’expérimental et le lyrique, pour évoquer la mémoire et la musique de Scott Walker, tant il fut pour nous un compagnon de route, une pierre milliaire.

Première rencontre dans la bande-son métallurgiste de “Pola X” de Carax avec un artiste taiseux et pourtant bruitiste, entre Einstürzende Neubauten et Stockhausen, avec Sharunas Bartas comme alter ego. On reste fasciné comme l’écrivaillon papillon bourgeois incarné par Guillaume Depardieu devant la flamme noire. Puis, à la faveur d’articles dans “Wire” et d’un conseil avisé de Sylvain Chauveau, on accepte, presque par défi tant l’image déformée et terriblement incomplète qu’on se fait de Scott Walker (minet précieux-pop baroque pour faire vite) est forte, de jeter une oreille sur “The Drift”, dont on ne se remet toujours pas. À la croisée des chemins, de toutes les possibilités, de tout ce qu’on a pu écouter et qu’on écoutera, Scott est là : du rock métalleux, des orchestrations viennoises-contemporaines, du free jazz, de la pop barytonnante, de l’expérimental le plus ardu. Toutes les fascinations et toutes les curiosités nées du son sont là.

Tout, dans “The Drift”, est à l’image du titre “Cue”, soit une idée, devenue concrète, matérialisée par la construction d’un cube de bois immense qui engendrera sons et surtout sensations. On peut voir ce secret de cuisinier-architecte sonore dans l’indispensable documentaire “30th Century Man”, qui gâche un peu le plaisir par la révélation du mystère, mais bon…. Des concepts et du cortex donc, certes, mais aussi une totale confiance dans l’improvisation, l’intuition et les sensations car avant l’idée du frappé de bidoche, il y a eu, pour l’auditeur, les sons inouïs de la viande boxée (“Clara”). De la musique concrète qui dirait aussi l’angoisse, la laideur, la violence et, surtout, leur surprenante beauté. Et tout ça dans un CD de luxe de 4AD.

On ira alors chercher dans le passé et on sera souvent comblé. “Tilt” (où avons-nous trouvé le vinyle ?) le bien nommé. À la première écoute, celle qui cosigne ici et qui deviendra mon épouse plus tard (tout est lié), déclarera enthousiaste : Scott Walker, c’est mon idole. Avec son rock post-straussien (le raffiné, le vulgaire, l’outrance grotesque aussi, de la furie d’“Elektra” au mélange des genres du “Rosenkavalier”), Scott Walker c’est notre monde, notre histoire, le 20th Century Man ultime, celui qui ne cache pas, non plus, son amour pour l’indus de Nine Inch Nails (ces brillances noires et brutales sur “The Cockfighter”). Cette batterie métal hyper brutale et estomaquante (les tripes, les trips : tout Scott) était déjà là en 1995 ! Ces textes cryptiques, poétiques, politiques, au-delà du bien et du mal de notre politiquement correct qui allait arriver, aussi. Est-ce bien le même homme, ce minet ricanant à moitié nu au milieu d’un boys band sur la pochette de “No Regrets” chiné dans la foulée ? On ne se moque pourtant pas des Walker Brothers. Parce que c’est eux (malgré eux ?) qui donneront le coup d’envoi des errances expérimentales avec “The Electrician”, titre qu’on retrouvera aussi, tout à fait par hasard (en est-ce vraiment un ?), en ouverture du film “Bronson” de Nicholas Winding Refn. Et ce sera, là encore, un gros pain dans la tronche et un sacré pied de nez ensanglanté.

On achètera même dès sa sortie le CD de “And who shall go to the ball ? And what shall go to the ball ?”, composé pour un ballet et qui nous enthousiasmera plus pour l’objet (CD kraft-tissu et pochette cartonnée à fins trous quasi organiques) que pour son contenu de collages musicaux, de musiques dites contemporaines quand elles sont simplement hors temps. Qu’importe : l’art de la production (avec Warman et Walsh, les piliers) est là.

Oui, Scott nous aura tout fait. Y compris marier Mark Knopfler, Evan Parker (qu’on ira plus tard voir en concert presque juste pour le plaisir d’entendre un peu de ce disque), Billy Ocean et Mark Isham le temps d’un “Climate of Hunter” tout en lignes de fuite(s) et ouvert par une cloche martelée au petit bonheur la chance (la cloche, les cloches : de “Rawhide” à “The Day Conducator Died”, en passant par “Buzzers”, cette im/permanence zen de l’ici et maintenant, les résonances sont une marque de signature forte et récurrente), qui annonçait – en 1983 ! – l’ascension vers d’autres sommets à venir, des chansons qui n’en sont plus, des lieder attaqués au format “Ring” wagnérien, des sommets à gravir pour le plaisir du voyage et non pour graver dans les montagnes de marbre de Carrare un quelconque vain exploit.

Si on a, encore aujourd’hui, du mal avec les Scott numérotés, on suivra la fascination et le dégoût du monde de Scott jusqu’au bout. Et on aura même le plaisir de chroniquer dans ces colonnes le grand-guignolesque “Bish Bosh” et le noir final “Soused”. On se souvient d’ailleurs, à l’occasion de la sortie du dernier, d’une interview (pour “Wire” ?), dans laquelle, interrogé sur ses projets d’avenir, Scott affirmait n’avoir rien de prévu ALORS qu’il était justement en train d’enregistrer avec les sourds en toges de Sunn O))). L’art de l’évitement. Ou de se ménager une sortie. Ce qu’il n’aura jamais cessé de faire et dont les titres finaux de ces albums sont les témoins (la ballade “Blanket Roll Blues” de Tennessee Williams sur “Climate of Hunter”, la post-ballade “A Lover Loves” sur “The Drift” ou l’ultime pseudo-berceuse grondante “Lullaby” sur “Soused”).

On réécoutera les mots conclusifs de ces albums : « But I took nobody with me not a soul», « I got to quit», « let’s go» (susurré, presque inaudible), « nobody waited for fire», « the most intimate personal choices and requests central to your personal autonomy will be sung. »

Jusqu’au bout, par sa voix et sa musique, il aura imprimé comme un sindon notre époque.

Aujourd’hui, je chéris encore plus mon T-shirt gris-noir délavé Scott O))), bouffé par les mites, dont je léguerai les guenilles à nos enfants. Avec ses disques (s’ils ont encore de quoi les écouter). On a tous en nous quelque chose de pourri et de beau de Scott Walker.

Guillaume Delcourt

Avec l’aide de Johanna D. mezzo contrariée (Mark et Scott tout de même…)

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