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Julia Holter : « Je me suis plongée dans les sons pour voir où ils allaient m’emmener »

Il y a trois ans, avec l’album “Have You in My Wilderness” et son séduisant single “Feel You”, l’Américaine Julia Holter ouvrait sa musique à un plus large public. D’où la relative surprise que représente “Aviary”, un nouveau disque long, touffu, qui la voit renouer avec sa veine plus expérimentale, quelque part entre Morton Feldman, Meredith Monk, Laurie Anderson et les derniers Björk. Au fil de ses pièces atmosphériques parfois en plusieurs mouvements, où l’on se perd comme dans un labyrinthe sonore, se dévoile la pysché d’une artiste qui cherche du sens dans une époque tourmentée – un morceau à la limite de la dissonance s’intitule “Everyday Is an Emergency”. L’écoute d’“Aviary” n’est pas de tout repos, certes, mais ce double album n’a rien d’un pensum, l’artiste laissant libre cours comme jamais à ses penchants ludiques (“Les Jeux to You”) et affirmant avec simplicité le pouvoir de l’amour (“Turn the Light On”, “I Shall Love 2”). Aimant faire évoluer sa musique dans de hautes sphères (les références culturelles pointues abondent dans sa discographie), Julia Holter est aussi capable de l’évoquer avec beaucoup de simplicité et d’enthousiasme, comme ce fut le cas lors de cette interview qu’elle termina en nous montrant des photos de son toutou sur son téléphone. Des oiseaux aux chiens, donc.

Julia Holter 3

Ton nouvel album est particulièrement long, le CD sera même double, et plusieurs morceaux dépassent les 6 minutes. L’avais-tu prévu dès le début ?

Julie Holter : Non, pas vraiment, c’est juste venu au fur et à mesure. Je ne l’ai pas planifié ainsi. A aucun moment je ne me suis dit que j’allais faire un disque long et exigeant… J’ai simplement commencé à me plonger dans les sons, pour voir où ils allaient m’emmener.

Vois-tu quand même ce disque comme une réaction à la façon dont nous écoutons de plus en plus souvent la musique : « à la découpe », de façon parfois distraite ?

Je ne sais pas trop. Avec ce disque, encore plus qu’avec les précédents, je n’ai pas d’idée préconçue sur la façon dont l’auditeur doit l’aborder. Il peut l’écouter en musique de fond s’il le veut, sans lui accorder forcément toute son attention. Il y a beaucoup d’éléments de l’album qui ont été mûrement réfléchis, mais l’auditeur ne doit pas se sentir obligé d’accomplir une telle démarche. Ça peut en revanche m’intéresser d’en parler aux journalistes, dont le rôle est d’analyser la musique. Je liste dans les notes de l’album tous les instruments utilisés par les musiciens et moi-même. Je pense qu’il est important de le faire même si ce n’est pas essentiel pour l’auditeur d’y prêter attention. Par ailleurs, si les gens veulent écouter seulement la fin ou le milieu du disque, ou juste un morceau par ci par là, ou dans une séquence différente, pas de problème. C’est un disque fluide, plus que tous ceux que j’ai faits, avec beaucoup de voies à emprunter. Et chacun y trouvera des morceaux qui s’accordent à son humeur, je pense.

Tes deux disques précédents, et particulièrement “Have You in My Wilderness”, semblaient plus pop que celui-ci, même si c’est relatif. Etait-ce intentionnel ?

Là non plus, pas vraiment. Chacun de mes disques réprésente un projet différent, mais tout n’est pas décidé dès le départ, c’est plus comme un voyage. En tant qu’artiste, je ne suis pas un chemin tout droit tracé. Pour chaque disque, il y a… (elle hésite) un intérêt particulier qui émerge de façon naturelle. A l’origine de “Have You in My Wilderness” (2015), il y avait le morceau “Sea Calls Me Home”, que j’avais écrit il y a dix… non, huit ans, comme “Betsy on the Roof”. J’ai commencé à jouer souvent ces chansons sur scène, avant qu’elle n’existent en version studio, et j’avais l’idée de construire un album autour. Elles étaient assez courtes, avec une structure couplet-refrain plutôt classique, et j’ai cherché à ce que le reste de l’album s’incrive lui aussi dans cette tradition, mais sans que ce soit non plus très réfléchi. “Loud City Song”, le disque d’avant, était un peu aussi dans cet esprit-là. Pour le nouveau, en revanche, je me suis plutôt attachée aux sons, sans trop me soucier de la structure des morceaux. Je ne sais pas encore si je procéderai ainsi pour le prochain disque, tout reste ouvert.

Comment ont réagi les responsables de ton label Domino quand ils ont écouté ce nouvel album, a priori moins évident à prouvoir que le précédent ?

Très bien. Je pense que ce sont des gens qui ont du goût. Ils ne m’ont pas mis de pression, ils ont été très cool. Ils espèrent comme moi que mon public est fidèle et va continuer à me suivre. Aujourd’hui, les auditeurs me semblent de plus en plus sophistiqués, surtout les jeunes, et c’est quelque chose qu’on ne reconnaît pas assez. Ils ont accès à davantage de musique, et d’une plus grande variété, que moi à l’époque où j’étais enfant. Il ne faut donc pas sous-estimer le public actuel, qui peut faire preuve de curiosité et d’un grand discernement. Je ne peux évidemment pas prédire la façon dont ce nouvel album va être reçu, mais ce dont je suis certain, c’est que si je n’étais pas sincère dans ce que je faisais, si je sortais un disque qui ne me ressemble pas, les gens le sentiraient et s’en détourneraient. C’est essentiel pour un musicien de garder une totale maîtrise de ce qu’il fait, de ne pas se plier à la tendance et à ce qu’on pense être les goûts du public. Du genre : « Les jeunes écoutent la musique sur Spotify, il faut qu’il y ait un “hook” au bout de 30 secondes sinon ils vont décrocher, etc. » Ça va marcher pour certains types de musique, mais les algorithmes peuvent aussi se tromper. Ce n’est pas aussi simple que ça, et je suis vraiment heureuse d’avoir un label qui me fasse totalement confiance, qui considère que l’artiste lui-même sait mieux que quiconque ce qui est bon pour lui.

Concrètement, comment as-tu élaboré ce nouvel album ? As-tu d’abord écrit toutes les parties et cherché ensuite des musiciens pour les interpréter, ou est-ce que ceux-ci ont pu apporter des idées, dans un processus plus collaboratif ?

Au départ, j’écris toujours seule. J’ai donc écrit les morceaux chez moi, en réfléchissant à la façon dont je pourrais communiquer avec les musiciens pour obtenir ce que je cherchais. C’était différent pour chaque chanson. Bon, il y en a tellement sur le disque que je n’ai plus le tracklisting précis en tête ! (Elle le fait défiler sur son téléphone) Par exemple, pour le premier morceau, “Turn the Light on”, j’avais fait une démo basée sur un seul accord, ou plutôt une gamme. Je l’ai apportée aux musiciens en leur disant que les cordes pourraient jouer un trémolo en montant et descendant la gamme. La batterie accentuait ce côté extatique en sonnant comme le tonnerre. Comme ce sont tous de grands musiciens, ils ont réussi à en faire quelque chose d’intéressant. Pour “Chaitius”, j’ai écrit les parties pour chaque instrument de façon très précise dans la première section du morceau, mais dans la seconde section je leur ai juste donné un contrepoint qu’ils pouvaient utiliser pour créer des mélodies de façon très libre, avec l’effet qu’ils semblent s’interrompre entre eux. Je me repose sur la grande créativité de ces instrumentistes, qui ont un rôle essentiel dans le son d’ensemble du disque. Je leur laisse beaucoup de latitude : par exemple, la violoniste et la trompettiste ont utilisé des effets électroniques.

Ce morceau d’ouverture, “Turn the Light on”, est particulièrement puissant, avec tous ces instruments jouant ensemble dès la première seconde. Quelle impression cherchais-tu à produire ?

Au départ, je le voyais comme une expresson extatique de l’amour, pleine de chaleur. En ces temps de chaos, j’avais simplement envie d’affirmer cela. Je peux concevoir qu’on trouve le résultat discordant… Ma démo était nettement plus douce, mais quand nous nous sommes retrouvés en studio pour jouer ensemble le morceau, c’est devenu vraiment intense, fou. Ça ne nous semblait pas agressif, c’était plutôt comme un défi que nous relevions. Et je suis contente que le résultat vous ait fait de l’effet.

Sur ton disque, on entend des échos de musique contemporaine, de musique de la Renaissance, voire d’opéra, parfois dans le même morceau. Cela correspond-il à ce que tu écoutais quand tu composais les morceaux ?

En fait, pour diverses raisons, je m’intéressais beaucoup aux sonorités médiévales à ce moment-là. Dans le même temps, j’étais fortement inspirée par l’esthétique de “Blade Runner” et par la B.O. de Vangelis. Et puis Alice Coltrane, particulièrement “Universal Consciousness” (cinquième album solo publié en 1971 sur Impulse!, NDLR). Tout cela a eu une influence sur le son du disque.

 

Si ton monde est un mélange de “Blade Runner” et du Moyen Age, c’est plutôt effrayant !

Oui, je sais ! (rires) Mais ça me semble bien coller à l’époque actuelle…

Le point de départ de l’album est une citation d’une nouvelle d’Etel Adnan publiée en 2011 : « I found myself in an aviary full of shrieking birds. » (Je me suis retrouvé dans une volière pleine d’oiseaux qui hurlaient). Cette poétesse née à Beyrouth écrit en anglais, français et arabe. Toi-même, tu empruntes parfois à d’autres langues que l’anglais. Sur “Ekstasis” (2012) figuraient les titres “Für Felix” et “Moni mon amie”, et sur “Aviary”, un morceau est intitulé “Les Jeux to You”…

Malgré ce titre bilingue, le morceau est seulement en anglais. J’ai juste joué avec les mots et leurs sonorités. J’avais le mot “games” en tête, j’ai cherché la traduction en français et j’aimais bien la forme du mot, avec ce “x” à la fin qui ne se prononce pas. La chanson elle-même est une sorte de jeu, elle n’a pas vraiment de sens. Elle évoque la difficulté à communiquer, une lutte pour parvenir à se comprendre avec les mots, mais au fond je m’en amuse. C’est très ludique.

Etel Adnan est aussi une artiste visuelle (peintures, collages, dessins…). Es-tu également attirée par son œuvre picturale et les correspondances avec ses textes ?

Je suis familière de quelques-unes de ses œuvres, uniquement à travers des reproductions dans des livres. Elle expose à San Francisco en ce moment même [en septembre dernier, NDLR], j’espère pouvoir m’y rendre. Je suis de manière générale plus intéressée par les écrits, ce qui ne m’empêche pas d’aimer ses peintures. Les formes et les couleurs sont très simples et malgré tout incroyables.

JUlia Holter 4 Etel Adnan 

Etel Adnan – “Sans titre” (2014)


Il est donc question d’oiseaux sur “Aviary”. Connais-tu les œuvres qu’Olivier Messiaen leur a consacrées ? Aimes-tu écouter leur chant ?

Oui, j’adore écouter les oiseaux. Et j’apprécie également le travail de Messiaen, bien sûr.

Tu décris “Aviary” comme un disque cathartique et thérapeutique. En ce sens, est-ce le disque sur lequel tu t’es le plus laissée aller ?

En quelque sorte, oui. C’est un disque libérateur. Je l’ai senti dès le stade initial. C’était un peu effrayant car je ne savais pas trop ce que je faisais. Au bout d’un moment, il est quand même indispensable de commencer, à réfléchir, analyser et développer. Simplement pour comprendre ce qui se passe. Le plus difficile pour moi est d’écrire les paroles. Je ne cherche pas systématiquement une signification. En même temps, cette manière de procéder est plutôt amusante. Surtout une fois en studio, quand tout commence à prendre sens. J’adore composer, c’est le moment où je m’épanouis le plus. Sur ce disque, la forme a dicté le son. Comme je l’ai dit, je voulais m’éloigner de l’approche traditionnelle. C’était parfois compliqué, parfois plus évident, mais dans l’ensemble plus difficile que d’habitude. La partie la plus contraignante est de devoir expliquer mon travail une fois l’album terminé.

On a vu arriver ces dernières années, notamment aux Etats-Unis, des musiciennes avec un contrôle artistique total, qui développent un univers très riche et original : toi, St. Vincent, Tune-Yards, Joanna Newsom, Circuit des yeux (Haley Bonar)… C’était moins fréquent auparavant, avec des personnalités hors norme comme Kate Bush ou Diamanda Galas. Penses-tu que c’est une tendance forte ?

Je ne sais pas… Cela fait quand même longtemps que les femmes produisent de la musique où s’exprime un univers personnel. La différence est qu’aujourd’hui, on semble davantage le remarquer. Il est bien sûr positif que les musiciennes bénéficient d’une meilleure couverture médiatique. Elles deviennent ainsi des modèles pour les générations futures.

Julia Holter 1

Comment penses-tu pouvoir porter un disque aux arrangements aussi complexes sur scène ?

J’ai déjà donné quelques concerts intégrant des titres d’“Aviary”. Nous étions six sur scène, avec du violon, de la trompette, des synthés, de la basse et de la batterie. On a joué à parts à peu près égales le nouvel album et de vieilles chansons. Le résultat était incroyable. Tout se mélangeait parfaitement. C’est toujours compliqué d’adapter de nouveaux titres pour le live, mais cette fois, je n’ai pas rencontré de difficulté. C’est même plutôt agréable car chaque chanson nous laisse plusieurs options possibles pour l’interpréter.

Comment te sens-tu sur scène ? Est-ce un exercice difficile pour toi ?

Je ne me suis jamais sentie mal à l’aise. Je suis dans mon élément. C’est d’ailleurs étrange, car ce n’est pas le cas dans la vie de tous les jours ! Sur scène, j’ai le contrôle, je sais ce que je fais. J’ai cependant du mal à communiquer avec le public. Il me faut quelques verres de vin avant de monter sur scène pour pouvoir échanger quelques mots. Sinon, je suis terrifiée ! En fait, je me suis étonnée moi-même le jour de mon premier concert : je suis une grande timide, et pourtant j’y ai pris énormément de plaisir.

Tu sembles ne pas donner beaucoup de concerts. Pourtant, à un niveau local, tu te produis régulièrement sur scène avec d’autres artistes (Triangulum, Garrett Cathey & Janet Kim, Corey Fogel) dans un club de Los Angeles, le Zebulon, monté par deux Bretons. Pourrais-tu nous dire pourquoi ?

C’était un club initialement basé à Brooklyn. Ils ont déménagé à Los Angeles avec la même équipe. Je suis amie avec certains d’entre eux. Cette ville est tellement immense qu’il est difficile d’y trouver une salle de qualité à taille humaine. Le Zebulon a changé tout ça. C’est différent des endroits éphémères où je me produisais par le passé. Ces spots étaient tellement confidentiels qu’il était quasi impossible de savoir où ils se trouvaient ! Le Zebulon accueille principalement des artistes expérimentaux d’une certaine renommée. J’aime le fait que ce soit géré par des artistes. Nombreux sont les musiciens de L.A. qui s’y produisent. On se sent faire partie d’une communauté.

Tu as travaillé avec la légendaire Linda Perhacs, composant pour elle et l’accompagnant sur scène. Pourrais-tu nous parler de cette expérience ?

C’est une artiste fantastique et spirituelle. Une musicienne très sérieuse. Nous nous complétons. Elle préfère se concentrer sur les paroles, et moi sur la musique. Nous échangions nos idées à distance. C’était une première pour moi, une expérience libératrice. J’aime sa façon holistique de décrire le monde. Elle parle beaucoup pendant les concerts, notamment de ses expériences psychédéliques. Ce n’est pas axé sur de la drogue, plutôt sur le sensoriel. J’aime sa sensibilité aux mélodies et aux harmonies. Cela s’entend particulièrement sur son album “Parallelograms” (1970), où on sent qu’elle a porté attention à chaque détail.

Pour terminer sur une touche légère, j’ai remarqué sur Instagram que tu avais deux chiens. Je suppose qu’ils vont te manquer en tournée.

(Son visage s’illumine) Je voudrais tellement les amener avec moi… Ils sont si mignons ! Ils s’appellent Canela et Francis. Canela ressemble à un renard (elle nous montre des photos sur son téléphone). Vous avez des chiens ? Si oui, je veux absolument voir des photos ! (L’un de nous deux s’exécute)

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