Le Tunnel Végétal est magique. Il laisse les uns indifférents (ah oui le disque avec le chien, a-t-on dit à Thousand), les autres profondément agacés (et c’est pourtant un fan de pop absolu et spécialiste de Louis René Des Forêts qui me l’a écrit), d’autres encore enthousiastes comme not´rédac´chef Mickael Choisi, dont on relira la chronique et dont je ne retrancherais rien. Il nous a, quant à nous, durablement marqués et on a l’impression, jamais sûre, qu’on a sous la main un très très grand disque, un des disques majeurs de notre époque. Alors maintenant qu’on l’a appris par cœur et qu’il se fait chair (cher ?) en nous, on peut essayer de défricher deux ou trois pistes qui ramèneraient les auditeurs putatifs égarés sur le chemin du Tunnel.
Les vraies fausses pistes ou la vie mode d’emploi.
Bashung. Oui, c’est vrai, la voix peut y faire penser mais si jeux de mots il y a, ce ne sont pas ceux d’Alain. Les textes sont composés de phrases le plus souvent simples, agencées, combinées ensembles et dont les voisinages créent des sens multiples ou du moins qui se renouvellent d’un titre à l’autre. Foin d’un intellectualisme de mauvais aloi ici mais plutôt d’un jeu Oulipien. On s’amuse d’ailleurs à imaginer Stéphane Milo avec un canevas ou un cahier des charges dans le genre de celui que Perec pouvait imaginer. Avec des thèmes récurrents comme les citations latines, la drogue, le rêve, Burroughs, la magie, le sexe, les animaux, les planètes, la Bible, la mythologie…
On y voit des coutures entre les uns et les autres, sur des tissus mélodiques simples, comme celles qui ornent la pochette. On pense à Morton Feldman, autre amateur de motifs simples répétés et pourtant différents. Des temps différents aussi.
Il y a aussi des tunnels de significations qui apparaissent régulièrement dans un océan de textes à l’écriture presque automatique mais qui ne l’est assurément pas, comme lors de la fin de « Salomé qui danse » ou dans les tunnels de voix féminines dans « La Vie de Mes Sœurs ». Dans tous ces moments, il y a accélération et condensation alors qu’habituellement on flotte dans un brouillard aux significations ouvertes.
La vraie bonne piste, c’est celle de Dashiell Hedayat et de sa « Long Song for Zelda », en son temps produite par Bernard Lenoir et enregistré en compagnie des musiciens de Gong. On pourrait (devrait ?) s’arrêter là. Même texte rêveur camé aux sens évanescents, musique à l’échappée belle même si la reprise aux accents krautrock gagne, beaucoup, en puissance et en intensité. Est-ce la chanson matrice de l’album ou une découverte sur le tard, heureux hasard, destinée à affirmer le parti pris esthétique d’un chant en français? En tout cas, Zelda, chanson hippie géniale. gagne en immortalité sous les claviers pétaradants, la batterie tout en tom basses et les déchirures de guitares. Grand texte. Grande reprise.
Grands interprètes aussi. Alors allons-y : Syd Matters, qu’on ne présente plus, au piano. Mais surtout Olivier Marguerit aka O à la basse, magnifique de bout en bout, ronde, sautillante, mélodieuse, pas limitée à jouer la rythmique. Grande, grande basse.
Les percussions toutes folles sont assurées par un sacré trio : Yann Arnaud, O donc, Sylvain Joasson, piqué à Mendelson, mais aussi Stéphane, lui-même batteur. Disons qu’on pense au New Lines de Bed au milieu desquels trônaient les batteries et percussions avec des envies plus variées (citons par exemple le calypso inattendu, mais attendait-on quelque chose de ce disque inouï, Le nombre de la bête).
Toutes les interventions des filles (c’est important, ça, les filles), Diane Sorel et Emma Broughton, choristes de charme, sont sublimes.
Et puis il y a, après O, le Q. Quentin Rollet, guest star de luxe, et là encore les tunnels temporels se télescopent. Q, pour nous, folkeux du bogue de l’an 2000, lorsque Thousand s’accompagnait de Bramier, c’était l’apparition pendant les concerts d’Herman Düne du sax fou et le revoilà, intact, terminant le disque et l’acte de dans un long solo suraigu, free, libre, mélodieux et hérissé de vis qui vrillent la tête.
Autre malice du disque, c’est qu’il nous semble bourré de références sans pour autant les montrer. Comme si elles étaient profondément enfouies et qu’elles remontaient au gré des écoutes. Pourquoi, en écoutant ce disque, vois-je des images de Bruno Dumont, de Tarkovski (le tunnel de Solaris, le vent du Miroir, le voyage initial de Stalker), de Bresson (un condamné à mort s’est échappé), de Melville (Le deuxième souffle), mais aussi de Besson ou encore du Fight Club de Fincher (sur « La Relève ») ? Tout comme je pense à Iron Maiden sur « Le nombre de la bête » ou à The Ramones pendant « La Vision » et « La vie de Mes Sœurs ». Et puis plein d’autres inconnues qu’on sent véritablement et qu’on découvrira sans doute plus tard, au détour d’un film ou d’un livre. C’est sûrement comme ce t-shirt de Sepultura porté sur les photos promotionnelles. Tout est support chargé de sens possibles qui prennent corps ou non.
Tout comme les années d’enfance et d’adolescence, enfumées et amoureuses, spleen et idéal, qui font à la fois écho à nos propres souvenirs et à ceux, on l’imagine mais rien n’est sûr, de Thousand. Je n’ai pas partagé, boutonneux, de spliffs avec Stéphane mais je vois, c’est fou, des scènes précises de son adolescence en écoutant « Salomé qui danse ». Et je serais prêt à le jurer sur la tête de Robert Ménard.
Michniak, c’est curieux, a enfanté un beau bébé pop, un peu funk même sur les bords de La vie de mes sœurs. Pain Noir a trouvé un frère (Narval). Arlt n’est plus seul à faire de la poésie musicale barrée. Et Mendelson a enfin trouvé un sacré rival en chroniques parlées-chantées.
Le « Tunnel Végétal » est un disque immense et on se souviendra longtemps de trucs aussi beaux que souviens-toi du jour où le rêve est mort. Moi piégé dans la nuit, j’en rêve encore ou Les mots pour posséder ton corps, la formule pour enfin pleurer ses morts, le passage pour glisser dans la nuit… des plus beaux jours de ta vie.
Moi piégé dans le Tunnel Végétal, j’en veux encore.