Près de cinquante ans de carrière, et toujours pas le moindre signe de fatigue créative chez les frères Mael, Ron (71 ans) et Russell (68 ans). Le nouvel album des Sparks, “Hippopotamus”, copieux et varié, est même unanimement considéré comme leur meilleur depuis longtemps, tout en constituant un résumé idéal des épisodes précédents. Américains dont l’excentricité et le sens mélodique trouvèrent naturellement en Angleterre un terreau propice au début des années 70, Ron et Russell auront su coller aux modes (la vague glam) avant de les précéder (leur fructueuse collaboration avec Giorgio Moroder annonçant en 1979 la déferlante électro-pop dans la décennie suivante). De Morrissey aux Pet Shop Boys en passant par Franz Ferdinand (avec lesquels ils s’associèrent il y a quelques années sous le sigle FFS, le temps d’un album et d’une tournée), on ne compte plus les groupes pour qui les Sparks ont été une influence déterminante. Sirotant leur café dans les salons d’un hôtel discret de Saint-Germain-des-Prés, il se livrent avec une exquise courtoisie à un rituel qu’ils disent pourtant ne guère goûter. Deux parfaits gentlemen qu’on pourra retrouver le 1er octobre sur la scène de la Gaîté-Lyrique, à Paris.
Nous apprécions le fait que vous donniez toujours des interviews après une aussi longue carrière. Pensez-vous avoir encore besoin de parler de votre musique ?
Ron Mael : Pour être honnête, nous préférerions que notre musique parle d’elle-même, sans rien avoir à expliquer. Analyser en détail notre travail diminue son impact. Certaines de nos chansons ont un aspect surréaliste, et livrer toutes les clés risquerait de les rendre banales. Mais nous devons accepter la réalité. Il faut bien que le public sache qu’un nouvel album est paru !
Depuis le début de votre carrière, vos albums sortent des sentiers battus. Vous mettez un point d’honneur à innover. Pourriez-vous nous parler de votre processus créatif ?
Russell Mael : Pour résumer, nous travaillons dur afin que nos chansons aient l’air spontané.
Ron : Il y a des cycles. Notre excentricité vient souvent de façon naturelle. Parfois, arriver à un bon morceau demande plus de travail. Ne croyant pas aux pannes d’inspiration, nous explorons pour contourner les règles établies. Russell possède son propre studio. C’est un luxe, nous avons tout le temps nécessaire devant nous. Ça a bouleversé nos méthodes de travail. Nous pouvons travailler sur la musique puis, dans un deuxième temps, sur les paroles. Ce qui est au fond un processus créatif plutôt banal ne l’était pas pour nous jusqu’à récemment. Nous travaillons en permanence.
Cette créativité serait-elle liée à un éveil artistique remontant à votre enfance ? Avez-vous grandi dans une famille dans laquelle l’art tenait une place importante ?
Mael : Pas spécialement. Certes, notre père était artiste. Il peignait. Il a également été graphiste pour un quotidien. Mais à aucun moment, nos parents ont cherché à nous stimuler artistiquement. Il y avait juste quelques disques qui trainaient à la maison.
Y a t-il eu pour vous un moment dans votre carrière où il a été difficile de continuer à innover, à rester pertinent ?
Ron : Il nous est arrivé à plusieurs reprises d’avoir l’impression de nous retrouver face à un mur artistiquement. La première fois, nous avons fait appel à Giorgio Moroder car nous pensions être allés aussi loin que possible avec le groupe. Nous avions entendu “I Feel Love” de Donna Summer à la radio. Nous imaginions tout à fait la voix de Russell se poser sur ce type de musique électronique. Ça a fonctionné, et notre collaboration avec Giorgio sur l’album “N°1 in Heaven” nous a permis de franchir une nouvelle étape artistique (les membres de Joy Division ont même déclaré que le single du même nom a été une influence lors de l’enregistrement de “Love Will Tear Us Apart” ndlr).
La deuxième fois, c’était au début des années 2000. Nous avions composé de bonnes chansons, mais elles manquaient d’audace. Elles sonnaient comme le Sparks du passé. Elles ont terminé à la poubelle. L’idée nous est venue de mettre la guitare et la batterie au placard pour commencer à travailler avec des instruments classiques à cordes. Russell s’est mis à chanter de façon plus agressive. Le résultat a été l’album “Lil’ Beethoven” (2002). Nous avons l’avantage de n’être que deux dans le groupe. C’est important en termes de souplesse pour explorer de nouvelles pistes. Nous n’avons pas à nous préoccuper de l’avis des autres.
En parlant d’art en règle générale, êtes vous inspirés par d’autres artistes qui sortent de la norme ?
Ron : Surtout des cinéastes. Quelqu’un comme le Canadien Guy Maddin est une grosse influence. Nous avons failli collaborer avec lui, d’ailleurs. Il va à contre-courant de ce qui se fait, et sa sensibilité nous parle. Ses films sont étranges tout en restant divertissants. Il est unique. De nos jours, il est si difficile de trouver de l’inspiration dans la musique pop que l’on est contraint d’aller en chercher dans d’autres branches artistiques.
Tout au long de votre carrière, vous avez collaboré avec des artistes plus jeunes que vous, les Rita Mitsouko ou Franz Ferdinand, par exemple. Etes-vous aujourd’hui toujours curieux des nouveaux groupes qui émergent ou bien vous contentez-vous d’écouter des disques que vous considérez comme des classiques ?
Ron : Nous préférerions ne pas écouter de vieux classiques. Nous nous intéressons majoritairement aux nouveautés, mais il est dur de trouver des groupes vraiment inspirés. Quand j’ai envie de me faire plaisir, j’écoute autre chose que de la pop ou du rock.
Quand vous avez collaboré avec Franz Ferdinand, aviez-vous l’impression que le groupe avait besoin d’air frais et d’un nouveau défi ? Et qu’est-ce que cette collaboration a-t-elle apporté aux Sparks ?
Russell : Peut-être avaient-ils besoin de se ressourcer, mais je ne voudrais pas répondre à leur place. Pour notre part, en tout cas, nous avons abordé cette collaboration très sérieusement. Beaucoup de temps a été consacré à l’écriture car nous voulions sortir un disque de qualité, pas un album avec juste deux noms connus sur une pochette. Ron a composé sept des titres du disque. Nous nous sommes autant investis que pour un album des Sparks, y compris pour la tournée.
Vous avez joué hier (lundi 4 septembre, ndlr) avec Catherine Ringer à la Cigale. Comment cela s’est-il passé ? Etait-ce particulièrement émouvant en l’absence de Fred Chichin ?
Russell : C’était une soirée particulièrement émouvante, oui. Retrouver Catherine, l’absence de Fred, être invités pour les 30 ans de la Cigale… C’est un honneur qu’une telle icône de la culture française nous propose de monter sur scène avec elle.
Ron : Nous sommes tellement heureux qu’elle continue sa carrière après la disparition de Fred. Il lui a fallu un sacré courage. Elle aurait pu tout arrêter. Son travail en solo est incroyable. Nous connaissons des artistes du monde entier, mais aucun n’a une personnalité et une sensibilité comme la sienne. Je suis encore bouleversé par la soirée d’hier.
Depuis la sortie il y a sept ans de votre album précédent, “The Seduction of Ingmar Bergman”, vous avez notamment collaboré avec Leos Carax sur un projet de comédie musicale. Que pouvez-vous nous en dire ?
Russell : Pas grand-chose pour l’instant, car le film est encore en préproduction. Nous avons commencé à travailler dessus il y a quatre ans et demi, après avoir rencontré Leos Carax au Festival de Cannes. C’est un fan de longue date des Sparks, il avait d’ailleurs inclus un de nos morceaux, “How Are You Gettin’ Home ?”, sur la B.O. de son dernier long-métrage “Holy Motors”.
Quand nous l’avons rencontré, nous lui avons soumis un projet, “Annette”, qui devait devenir notre album suivant. Une histoire où les dialogues seraient chantés. Il s’est montré très intéressé par l’aspect à la fois narratif et musical, et a voulu en faire un film. Nous étions très honorés qu’un grand réalisateur français se montre aussi enthousiaste et apprécie l’intrigue que nous avons imaginée, car ce n’est pas notre domaine de prédilection (à noter que dans les années 70, une collaboration des frères Mael avec Jacques Tati était tombée à l’eau faute de moyens, ndlr). Nous sommes encore en train de faire des ajustements sur le script, mais les acteurs pour les rôles principaux ont déjà été choisis, il s’agit d’Adam Driver et Michelle Williams. Le projet prend donc une envergure plus internationale, en tout cas par rapport à ses films précédents.
Quand nous discutions, il nous avait demandé s’il pouvait participer d’une façon ou d’une autre au nouvel album des Sparks. Il écoute notre musique depuis l’adolescence. Il nous avait raconté que comme il n’avait pas d’argent, à l’époque, il volait nos disques dans les magasins parisiens en les cachant sous sa veste et en ressortait tranquillement…(sourire) Il fallait absolument qu’il trouve sa place sur ce nouveau disque ! Ron a donc écrit une chanson, “When You’re a French Director”, avec tous les clichés que les Américains peuvent avoir à propos des réalisateurs français de films d’auteur…
Ron : Ça va, il l’a bien pris, et il a été très coopératif ! (rires)
Vous avez déclaré que “Hippopotamus” est un album qui sera facile à jouer en live. Votre idée de départ était-elle de retrouver une certaine immédiateté, en réaction à des projets qui ont mis plus de temps à se monter (cette comédie musicale, la collaboration avec Franz Ferdinand…) ?
Ron : Il y avait sans doute un peu de ça, oui. En tout cas, nous avions dès le départ l’idée de jouer tous ces morceaux sur scène, et ils ont été écrits dans cette perspective. Même si le morceau titre, qui a des sonorités assez particulières, n’entre pas tout à fait dans un cadre pop ou rock, la plupart des chansons ont justement une instrumentation assez traditionnelle, guitare-basse-batterie, ce qui permet de les transposer directement en live.
Vous avez eu des tubes avec des morceaux à l’écriture plutôt sophistiquée, comme “This Town Ain’t Big Enough for Both of Us”. Quand vous écoutez la musique actuelle, n’avez-vous pas parfois l’impression qu’elle est trop simpliste, ou manque d’ambition ?
Ron : Oui, absolument. Nous-mêmes utilisons des ordinateurs pour produire notre musique, mais aujourd’hui j’ai parfois l’impression que ce sont les machines elles-mêmes qui écrivent les chansons ! Il semble que notre structure mentale ne nous permette plus d’apprécier ce genre de compositions avec des mesures inhabituelles et des changements de tempo… Maintenant, tout est beaucoup plus lissé, et des chansons du type de celle que tu mentionnais sont de plus en plus rares. Ceci dit, j’essaie moi-même de ne pas écrire systématiquement des chansons excentriques. Mais je dois reconnaître qu’il n’y a pas tant de choses qui m’inspirent dans la musique actuelle, il y a un certain manque d’ambition. Quand nous étions chez Island dans les années 70, Roxy Music faisait partie de nos compagnons de label et il y avait une saine compétition entre nous. J’aime ce genre de situations, ça incite à se dépasser. Aujourd’hui, le contexte musical a changé et nous devons nous mettre nous-mêmes la pression.
A ce propos, le premier single (ou du moins le premier morceau à être mis en avant) d’“Hippoptamus” est le morceau-titre, qui n’est pas vraiment le plus évident de l’album. C’était votre choix ?
Ron : Non, ce n’est pas nous qui avons pris la décision, mais ça nous convenait très bien. Les gens qui travaillent avec nous chez BMG pensaient qu’il était important que ce premier single soit comme une déclaration d’intention. Nous les avons approuvés à 100 %. Ce n’était pas le choix le plus évident, en effet, mais pour nous, c’était le bon. Pour attirer l’attention sur un disque qui allait sortir des mois plus tard, il valait mieux un titre qui sorte de l’ordinaire.
Depuis le début de votre carrière, vous donnez l’impression de chercher à fuir la réalité. Est-ce volontairement que vous n’abordez jamais directement des sujets politiques dans vos textes ?
Russell : Je crois que ce serait un peu trop facile, et pas très intéressant, de nous exprimer ouvertement sur ce genre de sujets. Tout le monde peut deviner quelles sont nos idées politiques, nos convictions, simplement en voyant ce que nous représentons, comment nous sommes… Je pense que nous pouvons être simplement… (il cherche ses mots) …l’antidote aux temps horribles que nous sommes en train de vivre. Nous avons juste envie que les gens écoutent notre musique, et qu’elle leur fasse un peu oublier le quotidien.
Il est impossible de discerner la part de mystère et la part de réalité dans vos textes. Brouillez-vous volontairement les pistes ?
Ron : Il y a sans doute beaucoup de fantaisie dans nos chansons, mais nous aimons qu’il y ait aussi une dimension plus réaliste, et une certaine profondeur. Nous ne considérons pas nos chansons comme des créations purement imaginaires ou humoristiques, même si certains les voient comme ça. Prenons par exemple “Edith Piaf (Said It Better Than Me)” sur le nouvel album.
Pour nous, l’important, c’est l’émotion qui se dégage de la chanson. Au-delà de la référence spécifique à Edith Piaf et à la chanson réaliste, son sujet est universel. Elle évoque une situation que beaucoup de gens vivent, sans doute, où ils se retournent sur leur vie et n’y trouvent guère de substance. Ils se rendent compte qu’au fond, ils n’ont rien vécu d’extraordinaire.
Mais ce n’est pas dit non plus de manière trop directe, et c’est une approche que nous nous efforçons d’adopter pour toutes nos chansons. Car si tout est trop évident dès la première écoute, on risque de vite s’en lasser. On préfère que les gens aient besoin d’écoutes répétées pour tout saisir.
Outre “Edith Piaf (Said It Better Than Me)”, vous avez à votre répertoire beaucoup de “métachansons” qui ont pour sujet la musique elle-même : “Number 1 Song in Heaven”, “Music You Can Dance to”, “When Do I Get to Sing My Way”, “Singing in the Shower” avec les Rita Mitsouko, “(When I Kiss You) I Hear Charlie Parker Playing”, “How Do I Get to Carnegie Hall?”, “Lighten Up, Morrissey”… Pourquoi cette mise en abyme ?
Ron : Ce côté “méta” est juste quelque chose d’amusant… Peut-être l’influence inconsciente du cinéma : il y a de nombreux films où l’on voit un tournage, ou qui se passent dans le milieu du cinéma.
Russell : Il y a aussi le single “When I’m with You”, avec ces paroles : “It’s the break in the song/When I should say something special”. Je chante le fait de chanter le break de la chanson ! (rires)
“Hippopotamus” semble à lui seul résumer la carrière des Sparks. On y retrouve un peu de chanson à l’ancienne, un peu de glam, un peu d’opéra, etc. Cette variété est-elle venue naturellement ? Ne vous étiez-vous pas fixé une direction musicale plus précise au départ ?
Russell : Nous voulions juste faire quelque chose qui apparaisse pertinent en 2017. Ça doit être notre 23e ou 24e album, et nous voulions faire en sorte qu’il soit aussi excitant que ceux que nous avons sorti à différents stades de notre carrière. Un disque qui tienne la route, et qui puisse donner une image juste du groupe à une personne qui n’aurait jamais entendu parler des Sparks – il aura peut-être envie, alors, de découvrir le reste de notre discographie. J’espère que c’est à la fois un bon résumé de ce que sont les Sparks, et un disque qui résistera à l’épreuve du temps, comme “Kimono My House” ou d’autres albums de cette époque. Et qu’il plaira aussi bien à ceux qui nous connaissent bien qu’à ceux qui vont nous découvrir.