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Interviews

Genesis P-Orridge – Interview (3/3) : Regard sur les nouvelles technologies

Troisième et dernière partie d’une longue interview de Genesis P-Orridge (Throbbing Gristle, Psychic TV, etc.), figure déterminante de la contre-culture de ce dernier demi-siècle, réalisée par Philippe Guinot et Vincent Arquillière.

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« Un opium pour les masses »

Les réseaux sociaux facilitent le regroupement des gens et de leurs revendications, et d’une certaine manière c’est merveilleux. C’est incroyable. Mais aussi ça déconnecte les gens de l’expérience physique de la vie. Ils disent qu’ils sont plus connectés, mais ils passent leur temps à regarder leurs petits gadgets électroniques. Et ils ne se touchent pas, ne s’embrassent pas, ils n’écoutent pas les gens autour d’eux, ou qui font du stop puisqu’ils ne font plus de stop, ils cliquent ! Et c’est une situation dangereuse, beaucoup de gens deviennent addicts à la technologie.

N’importe quelle chose qui se base sur des 0 et des 1 n’est pas réellement ici ; vous regardez une image numérique, mais elle n’est pas réellement là. Vous savez, quand c’est du film, il y a du celluloïd, des produits chimiques et des molécules qui s’arrangent entre elles et réagissent à la lumière. Et donc il y a quelque chose de présent qui est en quelque sorte une réflexion de ce que l’on a vu ; mais avec le numérique, c’est totalement une illusion, rien n’est vraiment là, rien n’est concret.

[NB : l’album “Dream Less Sweet” fut enregistré en holophonique pour capter, au-delà de la musique, l’ambiance psychique. Mais, ironie du sort, il fut enregistré intégralement sur support numérique !]

Il y a donc une autre chose, qui doit avoir un effet non mesurable sur la conscience humaine. Nous n’avons pas encore commencé à réfléchir aux effets de toute cette technologie sur la conscience, mais il est évident que les gens sont de plus en plus illettrés parce qu’ils n’écrivent plus. Beaucoup d’enfants ne savent plus bien écrire parce qu’ils ne s’embêtent plus avec ça, et utilisent des portables. Ils ne savent pas, je veux dire on ne sait plus se souvenir des numéros de téléphone parce que l’on fait juste ‘rappeler’. Vous savez que c’est une atteinte dommageable au processus de pensée, et pas du tout constructive, ça supprime des facultés dont nous avons besoin !

Le pouvoir a toujours cherché à créer un opium pour les masses, et désormais cet opium est la technologie.

« Vous savez déjà à quoi vous ressemblez, alors pourquoi avoir besoin d’une photo ? »

En concert, il m’est arrivé d’utiliser mon iPhone utilisé comme un theremin. C’était sous un angle satirique, détourner le téléphone en quelque chose qui fait du bruit, au lieu de ce pour quoi les gens l’utilisent. C’était juste pour dire à quel point ces gadgets sont stupides, vous savez, c’est juste un truc qui fait du bruit, c’est mon sens de l’humour anglais. Oui, je n’aime pas du tout les iPhones. C’est un vrai cauchemar, je veux dire vous avez dû voir dans les restaurants lorsque six personnes s’assoient à une table, ils disaient naguère « qui veut commander du vin ? » et ils commençaient à parler, maintenant ils arrivent et vous ne pouvez pas les détacher de leur téléphone. Ils s’asseyent, ne se regardent pas et font juste « bip bip bip bip ». C’est terrifiant ! Et j’ai vu des gens s’envoyer des textos alors qu’ils sont à la même table. Ça arrive vraiment. Et ce changement est arrivé tellement rapidement.

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Mais mon téléphone me sert juste de carnet d’adresses et à envoyer des messages, je ne l’utilise pas pour autre chose. Peut-être des photos, très rarement. Et je ne prends certainement pas des photos de mon propre visage tout le temps. Je veux dire, je ne subis pas du tout la pression sociale de ce point de vue-là. C’est vraiment étrange, pourquoi les gens veulent-ils se prendre en photo toute la journée ? Vous savez déjà à quoi vous ressemblez, alors pourquoi avoir besoin d’une photo ?

Bref, oui, ça se voulait satirique. Désolé si ça n’a pas été interprété ainsi, et que ça donnait l’impression que nous adoubions l’iPhone, ce n’était pas le but. Ah ah ah !

« Juste un bruit de fond »

Beaucoup de jeunes pensent qu’ils sont libres parce qu’ils ont un téléphone portable. Ils regardent leur téléphone et se disent « oh, je suis tellement libre et spécial parce que je prends des photos de moi tous les jours » Ils ne se doutent absolument pas qu’ils ont été réduits à un fantoche d’eux-mêmes. Ils ne réalisent même pas qu’il y a un problème, ce qui est effrayant.

Aujourd’hui, il y a beaucoup de jeunes qui ne connaissent pas l’histoire de la musique qu’ils écoutent, ils ne savent rien de ce qui s’est passé dans les années 60, 70 et 80 parce qu’ils écoutent tout sur Internet, sans vraiment suivre les groupes et les artistes. Ils achètent des morceaux à l’unité selon leur fantaisie, à l’instinct.

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Et ils n’ont aucune vision globale de pourquoi ils aiment la musique, ou ce que signifie celle-ci. Pour eux, c’est juste un bruit de fond ; mes propres filles sont comme ça. Elles ont tous ces morceaux qu’elles passent dans la voiture, mais elles ignorent qui les a fait, et aucun d’entre eux n’est du même artiste, et elles ne pensent pas à la musique en d’autres termes qu’un bruit de fond pour la voiture. Ce n’est pas quelque chose qu’elles voient comme porteur de message politique…

Tout est interconnecté. La musique est un des vecteurs avec lesquels nous pouvons discuter de ces idées.

Logiciel et activisme

The first step towards control is ownership. The foundation if ownership is control. Own of information is the real system of control. To know a thing is to possess it. To possess it is to be able to manipulate it” (A Hollow Cost)

Je ne connais pas le nom de Richard Stallman. Mais tout ce qui peut briser la continuité de la technologie est une bonne chose. Ça me donne de l’espoir de voir qu’il y a encore des anarchistes dans le monde.

Court-circuiter le contrôle, comme disait William [Burroughs], ce n’est pas simple. Ils reviennent toujours ces salauds, n’est-ce pas ? Vous leur donnez un tout petit trou, ils s’infiltrent et recommencent.

En 1993, alors que nous travaillions avec Timothy Leary à Los Angeles et faisions une série d’émissions « How To Operate Your Brain », un week-end il me dit : « Gen, il y a ces gens qui viennent et ils aimeraient parler avec toi de l’internet ». Ce qui était en train de se passer était vraiment nouveau pour eux. Et ces gens-là sont arrivés, et il s’est en fait avéré que Bill Gates leur avait donné ses bénéfices d’une journée, du genre 12 millions de dollars, pour investiguer et découvrir comment contrôler et transformer en business l’internet. Et j’ai dit à Timothy : « Mais pourquoi diable devrions-nous les laisser rentrer ? Pourquoi voudrions-nous les aider à contrôler et commercialiser l’internet ? » et il n’avait pas de réponse valable, si ce n’est qu’ils le payaient 2000 dollars pour m’écouter parler ; donc nous n’avons pas débattu, et ils ont dit « que pensez-vous qu’il va se passer avec Internet et ce ‘nouveau monde’ ? », et nous avions répondu : « c’est évident : les choses seront de plus en plus petites et avec de plus en plus de fonctionnalités, c’est ce qui arrive toujours. Les magnétophones étaient énormes et ont été réduits au Walkman, transformés en quelque chose de riquiqui. C’est ce qu’ils font toujours, rendre les choses plus petites avec plus de fonctions. »

« La magie comme moyen de briser le contrôle »

Il y a une résurgence dans l’intérêt pour la magie. En ce moment même à Londres il y a une conférence sur le sujet je crois “Psychoanalysis, Music and the Occult”. C’est organisé par des gens liés à une One True TOPI Tribe appelés Carl Abrahamsson et Vanessa Sinclair, et c’est beaucoup suivi. Et il y a pas mal de gens qui se sont réintéressés à la magie comme moyen de briser le contrôle, se battre contre le développement du contrôle, et chercher des alternatives, voir le monde d’un regard différent, que ce soit une illusion ou non, le voir sous différentes formes et croire qu’il peut être changé et corrigé. Et cela donne de l’espoir aux gens et c’est une bonne chose. Mais oui, ça croît de manière exponentielle dans ce milieu, pas forcément en Europe, mais certainement ici aux Etats-Unis.

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Donc ça nous intéresse de voir comment ces choses vont évoluer, si c’est juste un engouement passager. Et les gens peuvent juste vouloir être tendance en disant qu’ils sont dans l’occulte et la magie, qu’ils le soient vraiment ou non, qu’ils le fassent d’une manière traditionnelle ou d’une façon post-Burroughs, qui comme il le disait faisait de la magie avec des photographies et des magnétophones dans les années 70 car c’était l’équipement le plus moderne à cette époque où on utilisait surtout des becs Bunsen et des récipients en verre. Donc la magie doit toujours être à la page avec l’équipement le plus moderne, qui peut être du logiciel ; ainsi, la personne que vous citez travaille là où il faut, vous savez. La vraie magie court-circuitera la technologie pour l’utiliser dans un but qui n’était pas prévu, ou pour proposer des idées qui la subvertissent.

« Les Etats-Unis sont toujours en guerre quelque part »

Nous avons mis en place de nombreuses choses sous forme de cut-up, une idée de Bryon Gysin qui a été vraiment popularisée. Il se différencie des autres outils créatifs du XXe siècle car c’est celui qui introduit les chants aléatoires et les collisions non-linéaires, casse des choses et en reconstitue de nombreuses autres. Il peut s’appliquer à tout, même au corps humain. Et on espère l’appliquer au comportement, parce que le vrai problème est le comportement humain. Peut-il être changé ? Parce que désormais il y a visiblement un seuil dans le comportement humain. Il tend à concevoir par nature la domination mâle de l’espèce par l’agression et la violence. Et tant que nous ne trouvons pas un moyen de changer ce vieux programme, qui est quasi génétique, alors nous sommes une voie sans issue de l’évolution.

Vous pourriez penser que désormais nous avons compris que la guerre est une mauvaise chose. Tout le monde sait que le principe que quelqu’un puisse volontairement blesser une autre personne, détruire des choses, et réduire en poussière des villes, c’est… tragique ! Vous vous diriez qu’après une seule guerre plus personne ne souhaiterait recommencer, parce que ce serait insoutenable. L’idée de voir des gens ruinés, blessés, et mourants, et ceux que l’on aime estropiés ; ça me dépasse vraiment que ça puisse se produire encore et encore. Nous venons juste de poster quelque chose sur ma page Facebook comme quoi les États-Unis existent depuis quelque chose comme 229 ans. Et pendant 222 ans, ils ont été en guerre avec un autre pays. C’est vraiment une statistique effrayante ! C’est un pays belliqueux, les États-Unis sont toujours en guerre quelque part, et préparent la guerre pour en tirer d’énormes profits. Vous savez, les États-Unis sont un animal mauvais, comme dirait Bryon Gysin.

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