Deuxième partie d’une longue interview de Genesis P-Orridge (Throbbing Gristle, Psychic TV, etc.), figure déterminante de la contre-culture de ce dernier demi-siècle, réalisée par Philippe Guinot et Vincent Arquillière.
Nous avons l’impression de vivre dans un monde de plus en plus agressif, dangereux, négatif, cruel, et sur le point de s’effondrer. La meilleure façon de s’en prémunir, c’est le camouflage. Lady Jay appelait cela du « dazzle camouflage » [camouflage scintillant, utilisé pour les navires de guerre, ndlr]. C’est ce que nous faisons, nous camouflons nos histoires sous un style de musique qui n’est pas menaçant. Mais quand vous en faites l’expérience en live, c’est plus lourd, dur et pointu, et nous exprimons des choses puissantes. Quand quelqu’un sort un flingue, vous lui montrez une fleur, et ça le surprend. C’est ce que nous essayons de faire, nous continuons à passer de l’un à l’autre.
L’acte le plus révolutionnaire que vous puissiez accomplir, c’est d’étreindre les gens. Et de créer une sorte d’endroit sûr où ils peuvent se relaxer et être eux-mêmes. C’est ce que nous essayons de faire dans nos concerts. Parfois nous nous arrêtons même au milieu d’un morceau et je dis aux spectateurs « Tournez-vous vers la personne à votre gauche et donnez-lui un baiser, puis regardez la personne à votre droite et étreignez-la. Et regardez dans les yeux la personne derrière vous. » Au départ, les gens trouvent cela difficile ; ils se sentent bizarres car ils n’ont pas l’habitude d’être en contact avec des inconnus dans une foule. Ils restent en sécurité dans leur petit monde. En brisant cette barrière, en faisant rire les gens, ou même en leur faisant éprouver un sentiment étrange, nous créons un sentiment de communauté.
Et alors une communauté est bâtie temporairement, vous et le public dans la même zone émotionnelle. C’est ce que nous tentons de promouvoir, cette idée de communauté. Car nous pensons que la seule façon de survivre à ce qui nous attend est de créer des communautés expérimentales. Pas vraiment dans l’esprit d’une « commune », plutôt comme un village. Un rassemblement de gens qui possèdent leur propre logement ou atelier, mais qui collaborent entre eux et partagent toutes leurs ressources, les machines, les véhicules, leurs compétences. En faisant cela, ils maximisent leur discours et leur protestation contre le monde extérieur. C’est cela que nous envisageons aujourd’hui, que nous essayons de générer.
Nous avons fait le tour de la boucle depuis 1991 lorsque nous avions mis un terme au projet TOPY. Officiellement nous avions gardé contact avec les principales personnes. Et on espère toujours collaborer sur certaines choses, des livres, etc. Et nous avions discuté de relancer ce qu’on appelle désormais le One True Topi Tribe, où TOPI s’écrit avec un I comme les indiens Hopi. L’idée de vivre au sein d’une tribu naturelle à la recherche d’un lieu, d’une réserve où développer la communauté. Si on devait laisser une trace, ce serait celle-ci. Une communauté qui a une vision alternative du monde. Et par exemple montrerait combien il existe de manières plus saines de vivre dans un monde qui devient de plus en plus totalitaire. C’est pire que ce que vous pouvez croire, nous avons fait des choses, gagné quelques batailles, mais les gens qui contrôlent la culture et la technologie sont devenus très sophistiqués maintenant, et ils sont extrêmement difficiles à dévoiler. Et il y a de moins en moins de gens qui réalisent qu’il y a un ennemi auquel s’opposer.
« Nous avons eu de la chance, de pouvoir grandir dans les années 60 et d’être jeune dans les années 70 »
Le but est d’établir une communauté villageoise. L’idée est d’utiliser des pages Facebook, et de rassembler ce que nous faisons, des discours que l’on tient, et trouver les gens qui sont réellement sérieux pour y consacrer leur personne et tout ce qu’ils ont, que ce soit beaucoup ou non ; mais s’employer à chercher des manières nouvelles et innovantes de se comporter et vivre ensemble, et de partager les ressources pour maximiser les messages que l’on souhaite transmettre, et avec de la chance, combattre le totalitarisme intransigeant qui a cours, le capitalisme totalitaire.
C’est ce que l’on retrouve aux quatre coins du globe : Chine, Russie, Etats-Unis, c’est la nouvelle donne. Ça a germé pendant des années, nous en avions parlé pendant nombres d’années, mais c’est désormais bien établi. Et le pire de tout ça, c’est la forme que ça prend, ça devient de pire en pire vous savez, de pire en pire…
Nous avons eu de la chance, de pouvoir grandir dans les années 60 et d’être jeune dans les années 70 quand, pour quelque raison que ce soit, il y avait peu de choses dans le monde pour nous restreindre, et nous pouvions facilement faire face et accomplir pleins de choses et proposer de nouvelles idées. L’alimentation saine, les médecines alternatives, les droits des homosexuels, et les droits des femmes, toutes ces choses sont arrivées pendant cette période. Il y avait beaucoup de bienfaisance, et cela venait de ces communautés.
Cet été [2016, ndlr], nous allons faire un road trip au travers des USA, pour rendre visite à toutes les communautés qui perdurent de cette époque, vivre avec elles et les questionner sur ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas, ce qui s’est mal passé, et ce qui a été positif, et la façon d’améliorer les choses. Nous allons faire des recherches pour savoir dans quels états les trouver. Il y en a toujours quelques-unes en activité, 20 ou 30. Et ça représente un sacré long temps de survie pour un tel mode de vie alternatif.
« 95 % de la race humaine essaye simplement de trouver à manger tous les jours »
Nous voyageons beaucoup, et même lorsque nous ne voyageons pas avec Psychic TV, nous allons en Afrique pour le documentaire sur le Voodun, où à Katmandou pour aider les populations là bas. 95 % de la race humaine essaye simplement de trouver à manger tous les jours. Il n’y a qu’un faible nombre de personnes qui a le luxe de pouvoir méditer. Et c’est notre rôle de devoir méditer au service de tous, pas juste pour nous.
Avec Psychic TV, c’est une grosse tournée [au printemps 2016, ndlr], avec seulement une journée de pause lorsque l’on va vers la destination suivante. Mais c’est le travail, c’est la manière dont on rencontre les gens et on communique, et tout au long de la tournée nous pouvons vous parler, et donner des idées aux gens, et écouter vos idées, c’est réellement important. C’est même plus important, jouer de la musique permet d’établir ce dialogue.
Donc, allez juste chercher OTTT, One True Topi Tribe, et nous n’arrêterons pas de rapporter où la trouver cette année. Et nous aurons une discussion, une discussion ouverte. A quoi devrait ressembler cette communauté, de quelles ressources elle aurait besoin, comment elle devrait fonctionner financièrement, comment elle obtiendrait l’argent. Est-ce que les gens donneraient ce qu’ils ont, ou juste une partie ; comme dans celle où j’étais : vous donniez tout. Que ce soit 10 livres ou un million, tout ce que vous aviez.
« Tout était mouvant, tout était chaos, rien n’était permanent »
Dans les années 60, je vivais au sein de l’Exploding Galaxy, une communauté aux règles très strictes. Nous partagions tout, les vêtements, l’argent, la nourriture. Nous ne pouvions dormir au même endroit deux nuits de suite, nous ne pouvions rien posséder. C’était une anarchie nihiliste très rigoureuse. Une façon de casser les règles de la classe moyenne et son conditionnement, de repartir de zéro et de définir sa propre identité. On comprenait que, quelle que soit cette identité, elle pouvait être de nouveau détruite. Tout était mouvant, tout était chaos, rien n’était permanent. Beaucoup de gens trouvaient cela difficile à accepter, nous en avons vu certains faire des dépressions dans cette communauté.
Personnellement, j’ai adoré ça, et je vis encore selon ces règles. Examiner chacune de nos habitudes, ce que nous faisons de façon répétitive, et nous dire : « Ai-je besoin de le faire toujours de telle façon ? Est-ce encore un besoin, ou est-ce que ça n’a plus aucune valeur ? » Nous devons continuer à changer, changer tout le temps. Ne rien accepter comme fixé, immuable, rien du tout : le corps humain, son nom, son genre, sa place dans la société, ses idées politiques. Tout doit être sans cesse remis en question.
Les gens ont beaucoup plus peur du partage qu’auparavant. Ils veulent garder ce qu’ils ont, ne rien lâcher. « J’aimerais vraiment le faire, mais je ne peux pas vous donner ce que j’ai, vous ne pouvez pas plutôt le payer ? » C’était déjà un problème avec TOPY dans les années 80. Au départ, les gens ne voulaient pas faire cet effort, et à la fin ils le faisaient, organisaient des levées de fonds, des concerts, des rassemblements… Et ils apprenaient beaucoup en faisant toutes ces choses. Certains dirigent toujours des labels aujourd’hui.
La semaine dernière, nous avons reçu un e-mail d’une personne en Russie qui venait de terminer la traduction de la Bible Psychique en russe. Elle nous demandait si elle pouvait la publier, et nous lui avons répondu : « Oui, faites-le, nous ne voulons rien en contrepartie. Rendez-la disponible, car c’est un manuel, avec ce qui a marché, ce qui n’a pas marché. Il peut inspirer des gens, leur montrer qu’ils peuvent le faire eux aussi. » A la fin du TOPY, il y avait beaucoup de monde impliqué, nous avions des maisons, des magasins, tout était autofinancé. Nous logions des gens qui en avaient besoin, nous avons abattu un gros travail. Nous faisions cela pour la communauté… et nous espérons que cela arrivera de nouveau.