Strand Of Oaks vient tout juste de sortir son nouvel album, « Hard Love » chez Dead Oceans. Timothy Showalter, né en 1982 dans l’Indiana, a voulu ce disque en rupture avec l’image du type sérieux et déprimé que l’on a pu se faire de lui. Même s’il nous cite une tonne d’autres influences, de Creation Records au dub, c’est plutôt le Springsteen des débuts qui n’est jamais loin. C’est un Tim extraverti et chaleureux que nous avons rencontré autour d’un verre de vin dans un salon d’hôtel parisien. Il nous parle de sa frustration de ne pas avoir connu les grandes heures du Madchester, de son expérience psychédélique lorsque son frère a failli mourir, mais aussi de sa vie chaotique dans laquelle il puise son inspiration.
“Heal”, ton album précédent, est celui qui a rencontré le plus de succès à ce jour. Comment as-tu vécu cette période ?
Quand tu rencontres ne serait-ce qu’un minimum de succès, un problème se pose immédiatement. Tu commences à te poser trop de questions. Comment faire pour rester heureux tout en rendant ton public satisfait par exemple. Pendant la tournée de “Heal”, je n’étais qu’une parodie de moi-même. Je me prenais pour Daniel Day-Lewis, à tenter de rentrer dans la peau d’un personnage. Pendant des années j’ai eu le sentiment que si ma musique n’était pas intense et dramatique, le résultat ne sonnerait pas authentique. Je rendais ma vie volontairement compliquée pour y arriver. Tout ce qui m’affectait devenait un prétexte pour créer des problèmes. Mes amis m’ont souvent dit que j’avais soif de chaos. Tu sais, si j’ai autant de tatouages, c’est que je voulais ressentir de la douleur. Je m’infligeais des trucs stupides. Comme laisser systématiquement ma main au-dessus d’une bougie pour me brûler. Je me suis épuisé à la longue et c’est à la fin de cette période que “Hard Love” est né.
Pourrais-tu nous dire dans quel état d’esprit tu étais à la fin de la tournée de “Heal” et quelles envies tu avais pour l’album suivant ?
Je ne voulais plus rechercher la perfection à tout prix, ni passer par ces moyens stupides pour y arriver. J’ai laissé ma spontanéité s’exprimer. Mais les gens n’y sont pas encore habitués. Par exemple, pour le titre qui ouvre l’album, “Hard Love”, des journalistes ont tenté d’analyser mes textes pour y trouver des significations tordues. Je n’y parle pourtant que d’un instant pendant lequel j’attends le retour de ma femme du boulot pour que l’on baise. Nous avions passé une nuit coquine la velle. Je voulais remettre le couvert et avoir le meilleur rapport sexuel du monde. Le rock’n’roll n’a parlé que de sexe pendant très longtemps. J’ai voulu écrire ce titre dans cette tradition. (Il prend soudain une voix niaise) J’aurais peut-être mieux fait d’écrire sur une montagne ou bien sur l’eau qui coule dans un ruisseau. (Eclat de rire). N’importe quoi ! Ce disque est bourré d’erreurs. Son charme vient de là.
L’album parle de tes abus de drogues, de relations amoureuses conflictuelles, des graves problèmes de santé de ton frère. Considères-tu “Hard Love” comme un disque cathartique ?
J’ai réalisé que la joie n’avait rien à voir avec le bonheur. La joie est comparable à un enterrement à la Nouvelle-Orléans. Si quelqu’un meurt, tu trouves quand même le moyen de célébrer cet événement malgré cette situation merdique. Les fondations de l’album sont axées sur la jouissance et la substance. Attention, ça n’en fait pas un album festif. Je le compare à une soirée avec de la musique à plein volume. Même si tu as envie de t’éclater, tu peux toujours t’isoler avec quelqu’un pour parler sérieusement. C’est dans ce sens que le disque est cathartique. Des choses intenses arrivent, bonnes ou mauvaises. Je les ai juste exprimées d’une perspective différente. Je ne vois plus tout noir ou tout blanc.
Avec des sujets souvent lourds, et la fatigue morale et physique qui en ont découlé, on aurait aisément pu s’attendre à un disque plus dépouillé, plus folk, comme à tes débuts. Or, il n’en est rien. Tu as pourtant voulu un disque très ambitieux au niveau du son. Pourrais-tu nous dire pourquoi ?
Par le passé, les gens qui prêtaient attention à mes paroles et à mes pochettes m’imaginaient comme un “Jésus gothique”. Quand ils me rencontraient, ils n’en revenaient pas car je suis une grande gueule. Ce décalage n’existe plus sur “Hard Love”. Mes proches me disent qu’enfin j’ai réussi à sortir un disque qui me ressemble. C’est un album qui sent la sueur. Celle que tu peux ressentir en concert quand tu te donnes à fond. Mon disque préféré dans le genre est “Exile on Main Street” des Rolling Stones. Un album souillé dans lequel les Stones se donnent tellement que, comme sur scène, tu ressens le manque de souffle et les odeurs corporelles peu flatteuses. Il n’y a pas de mystère pour arriver à un tel résultat, il faut enregistrer live. Nous avons pris un malin plaisir à casser toutes les règles établies d’un enregistrement typique. Tu distingues même des gens présents dans le studio qui rigolent ou parlent sur certains morceaux. Nous ne voulions pas d’un disque parfait.
Tu t’es inspiré, entre autres, de ton amour pour le label Creation Records. Pourrais-tu nous expliquer pourquoi tu aimes ce label et quels sont les disques qui t’on marqué sur celui-ci ?
C’est un label qui me passionne. Il y a eu une période fantastique pendant laquelle des musiciens rock prenaient de l’ecstasy et participaient à des raves. Ils se sont imprégnés de cette expérience et sont retournés en studio en restant fondamentalement des groupes de rock. “Screamadelica” de Primal Scream en est l’exemple parfait. C’est sans doute mon album préféré de tous les temps. “Higher Than The Sun” est un hymne à la drogue. Les Happy Mondays qui étaient signés sur Factory arrivaient à produire un groove incroyable sans presque jamais utiliser de synthétiseurs. Je suis trop jeune pour avoir connu l’époque de l’Hacienda (club mythique de Manchester, ndlr). C’est une période que je fantasme. J’aurais tellement aimé vivre à Manchester à cette époque. Nous nous somme fixés une seule règle pour “Hard Love”. Chaque titre doit comporter un tempo sur lequel Bez (danseur et joueur de maracas des Happy Mondays, ndlr) pourrait danser. Ce qui est fascinant c’est que la plupart des classiques de cette époque n’ont pourtant pas une rythmique rapide. “Loaded” de Primal Scream est un classique de la dance music. Pourtant, son tempo est lent et sensuel. C’est ce que nous avons essayé de créer à notre sauce. De la musique sensuelle. Je n’ai pas peur de le dire même si c’est un terme qui est banni du milieu indie rock. J’ai vu Underworld jouer jusqu’au petit matin devant 45 000 personnes. Comment continuer à faire de la musique folk après ça ? Les temps changent, comme disait Dylan.
On reproche souvent à Alan McGee et à Oasis d’avoir tué la culture du rock indépendant. Il y a clairement eu un avant et un après-Oasis. Es-tu d’accord avec ce point de vue et comment ressens-tu ta condition de musicien indépendant en 2017 ?
Je pense que cela redevient à nouveau plus facile d’être musicien. La grande orgie d’internet pendant laquelle les gens se sont comportés en consommateurs assoiffés commence à s’estomper. Ils se lançaient dans une poursuite sans fin musicalement. Il n’y avait aucune substance derrière tout ça. Mais on sent le vent tourner. Les jeunes achètent à nouveau des cassettes, ce qui me semble impensable du haut de mes 34 ans. C’est la mode. Acheter un disque que l’on aime physiquement n’est plus une aberration. Mais ce que les artistes possèdent et qu’internet n’aura jamais, ce sont les concerts. Cette connexion entre le public et le groupe, cette sueur partagée, internet ne peut techniquement te l’offrir.
Tu écoutes aussi beaucoup de dub, une musique qui n’a rien à voir avec la tienne.
Pour moi, le meilleur dub a des textes engagés politiquement. On y parle d’oppression, d’opposition et pourtant on se croirait à la plage en écoutant la musique. C’est ce contraste que j’adore et que j’essaie de reproduire à mon humble échelle. Pendant la période où j’ai composé l’album, j’étais obsédé par ce style de musique. Tout mon argent partait dans des vinyles de King Tubby et de Scientist. Jusqu’au dernier centime. Aucun titre ne sonne comme du dub sur “Hard Love”, mais j’ai réalisé récemment que l’esprit de cette musique avait influencé l’enregistrement.
Nous entendons aujourd’hui la deuxième version de “Hard Love”. L’album avait déjà été enregistré une première fois. Il avait une approche plus positive, beaucoup moins brute que le résultat final. Penses tu que ce blocage est lié au fait que tu as du mal à retranscrire du positif en chansons ?
C’est une question intéressante. Je pense que j’ai essayé de jouer la sécurité. Je suis allé dans le même studio d’enregistrement que pour “Heal”, et j’ai acheté un bon paquet d’herbe. J’ai voulu tout faire seul et je me suis retrouvé à tenter de créer un “Heal” bis. Or, mes sentiments et mes chansons n’étaient pas comparables à ceux que j’avais à l’époque. Le résultat était un échec total. Pour une fois la maison de disque était d’accord avec moi, il fallait que je me lance dans une collaboration et que je trouve un producteur. De préférence pas conventionnel.
En quoi Nicolas Vernhes (Dirty Projectors, Deerhunter, Daughter), que tu as retenu comme producteur, t’a t-il aidé à réaliser le disque que tu n’arrivais pas à accomplir seul ?
Ce producteur français installé à Brooklyn a réalisé des prouesses. Je lui ai parlé au téléphone pour une prise de contact. La première chose qu’il m’a dite est qu’il fallait que je rehausse tout. Que je n’avais pas besoin de réécrire les chansons, juste de les transcender. En deux minutes, nous savions que nous allions nous entendre à merveille. Il savait ce que je voulais sans même que je lui en parle. La présence de mon meilleur ami à la guitare a également été décisive. Pour le reste, il y a eu tellement de collaborations que je suis incapable de te dire qui a joué de la basse sur certains titres. Cette seconde version de “Hard Love” sonne exactement comme le disque que je voulais entendre. Il a compris que je voulais à la fois des chansons pop-rock de qualité, mais aussi que l’on ressente que je suis capable de me promener à poil dans le désert.
Tu cherchais à recréer un côté sauvage et impulsif de disques que tu adores. Pourrais-tu nous donner des exemples de tes classiques en la matière ?
Le Springsteen des débuts par exemple car ses disques sonnaient comme une ligne de cocaïne. “Born In The USA” sonne trop propre et trop produit. Je me rappelle aussi être gamin et écouter Jane’s Addiction pour la première fois. J’avais l’impression de découvrir les artistes les plus cools et effrayants de la planète. Je rêvais de traîner un jour avec des gens comme eux. Pas comme Kurt Cobain qui passait son temps à regarder ses chaussures.
Tu sembles aborder la musique d’un côté nostalgique sur “Hard Love”. Cela se ressent notamment dans le son très “Swervedriver” du single “Radio Kids”. Es-tu d’accord avec ce ressenti ?
Alors là, bravo ! (Il éclate de joie et me fait un “high five”). On n’arrête pas de me dire que les guitares sonnent comme du My Bloody Valentine alors que l’influence vient évidemment de Swervedriver (groupe lui aussi signé chez Creation records, ndlr). Je ne comprendrai jamais pourquoi on les a catalogués “shoegaze”. Leur son est bien trop agressif. Je ne suis pas quelqu’un de suffisamment gentil au fond de moi pour apprécier le shoegaze (rires). Je marche beaucoup au feeling. Je m’inspire de titres du passé mais ça ne s’entend pas forcément. J’ai absorbé l’esprit de remixes acid house et du dub pour en reproduire ma propre version.
Penses-tu avoir réussi avec “Cry” à véhiculer des sentiments comme tu n’avais jamais réussi à les exprimer avant ? L’émotion que tu dégages à travers ta voix est impressionnante.
C’est grâce à une idée brillante du producteur qui a fait toute la différence. Il a proposé à ma femme de rester à mes côtés dans la pièce pendant l’enregistrement du titre. Je la regardais droit dans les yeux en chantant. C’était bouleversant. Le pire, c’est que le titre parle de son point de vue. Ce n’est pas moi qui m’adresse à elle, mais l’inverse. C’est bien joli de faire la fête, mais le lendemain matin tu dois réparer tes erreurs si tu as blessé quelqu’un. Quand je chante, “You’re Making Me Cry”, c’est quelque chose qu’elle m’a vraiment dit. Nos amis sont gênés quand ils écoutent cette chanson. Ils la trouvent trop intense.
Pourrais-tu nous parler de cette pochette, très marquante ? Elle ne ressemble en rien aux précédentes.
C’est une photo de moi buvant une bière. Elle a été prise à neuf heures du matin après quarante heures de défonce non-stop. J’ai un sourire hyper intense. Je venais de sortir d’une rivière. Qu’est-ce qu’on s’est amusés ce jour-là ! J’ai failli me faire arrêter par les flics. Bref, j’avais une sélection de photos dignes de “Las Vegas Parano”. Le label n’était pas chaud et me demandait si j’étais certain de vouloir réaliser une pochette pareille. J’ai un côté survivant sur cette photo qui colle à l’esprit du disque.
“Taking Acid And Talking to My Brother” est un titre plutôt original. Evoques-tu une histoire vraie ?
Le titre de la chanson est un hommage à Spacemen 3 et leur album “Taking Drugs to Make Music to Take Drugs to”. Pourtant, c’est le seul titre de l’album qui ne fait pas de référence à la drogue dans les paroles. Je l’ai appelé comme ça car c’est le morceau le plus psychédélique du disque. Pas dans le sens des hippies qui jouent des bongos à San Francisco. Plutôt d’un point de vue d’une expérience difficile qui te dévoile un psychédélisme plus puissant. Lorsque quelque chose est extrêmement douloureux, tu ne peux plus l’associer avec la réalité. Mon frère a un problème cardiaque depuis la naissance, mais personne ne l’avait découvert. Un jour, soudainement, son cœur a lâché. Heureusement, mon père se trouvait à côté de lui. Le temps que les urgences arrivent, son cœur s’était arrêté de battre trop longtemps, les médecins ont dû le plonger dans un coma artificiel. Il avait 25 ans à l’époque. Je venais lui rendre visite régulièrement pour lui jouer du Pink Floyd, son groupe préféré. Surtout le titre “Comfortably Numb”. Il avait 5 % de chances de s’en sortir, et pourtant aujourd’hui il va mieux. Nous arrivons à communiquer malgré le fait que son cerveau n’est plus censé fonctionner comme avant. Ce qui est vraiment psychédélique. J’aurais préféré que ça m’arrive à moi plutôt qu’à lui. C’est d’ailleurs ce que beaucoup de proches m’ont dit.
Photos : Michela Cuccagna
Merci à Agnieszka Gérard.