A les voir, on pourrait croire à l’habituel tandem entre un pygmalion et sa créature, ou à un remake de “La Belle et le Bête”. Impression trompeuse : malgré tout ce qui les sépare – un musicien et producteur américain déjà confirmé d’un côté, une jeune chanteuse anglaise de l’autre –, Matthew E. White et Flo Morrissey partagent bien des choses. En premier lieu l’amour d’un songwriting soigné et authentique, qu’ils sont trop curieux et ouverts d’esprit pour rattacher exclusivement à un prétendu âge d’or de la musique populaire. Sur “Gentlewoman – Ruby Man”, le recueil de reprises qu’ils ont enregistré en deux semaines l’an dernier dans le studio de Matthew à Richmond (Virginie), ils s’attaquent aussi bien à George Harrison, au Velvet, au regretté Leonard Cohen ou même à Nino Ferrer qu’à des artistes phares d’aujourd’hui comme James Blake ou Frank Ocean. En les soumettant au même traitement sonore – une pop-soul lumineuse et patinée dans laquelle se lovent leurs voix –, le duo fait ressortir les qualités d’écriture atemporelles de ces chansons d’origines et d’époques très variées.
En interview, les deux se complètent. Matthew parle davantage, expliquant de façon précise le concept de ce disque qui, derrière son aspect récréatif, fut pour lui l’occasion de tester des idées de production et de mieux comprendre ce qui fait (ou non) la grandeur d’une simple chanson. Un peu moins loquace, Flo affiche néanmoins une maturité assez impressionnante, qui contraste avec ses traits encore enfantins. Ces deux-là n’en sont encore qu’au début de leurs routes respectives, qu’on peut prédire longues et dont on ne sait si elles seront amenées à se recroiser dans un futur proche. Raison de plus pour savourer ce beau disque et pour aller les voir sur scène, par exemple le 15 février à la Maroquinerie, à Paris.
Flo, tu es anglaise, Matthew, tu es américain. Comment vous êtes-vous rencontrés ? Qu’est-ce qui vous a poussés à enregistrer ensemble ?
Matthew E. White : J’ai écouté le premier album de Flo, et je l’ai tellement aimé que je lui ai envoyé un message pour le lui dire. Nous nous sommes aperçus rapidement que nous prenions un réel plaisir à échanger sur l’art en général. Notre première rencontre physique a eu lieu presque un an après cet e-mail initial. C’était à Londres, lors d’une de mes tournées. C’est ce jour-là que nous avons décidé de chanter ensemble pour la première lors, d’un concert hommage à Lee Hazlewood au Barbican Center (la chansons “Some Velvet Morning”, ndlr). L’idée d’enregistrer un album avec Flo s’est imposée naturellement car nous voulions concrétiser ce lien créatif fort.
Flo, était-ce pour toi une façon d’avoir moins de pression ? Ton premier album a été très bien accueilli, et le deuxième est donc très attendu. A moins que tu ne considères “Gentlewoman – Ruby Man” comme ton véritable deuxième album ?
Flo Morrissey : Faire un disque de reprises en duo, avec des chansons pour la plupart plus enjouées que celles que je compose, était en effet un bon moyen de relâcher la pression. Et enregistrer un album avec quelqu’un qui est sur la même longueur d’onde que toi, c’est une chance à ne pas laisser passer. Je ne veux surtout pas que l’on me considère uniquement comme une chanteuse folk. Ma personnalité et mes ambitions sont bien plus variées que ce que l’on peut s’imaginer en écoutant mon premier album, où en quelque sorte je me cache derrière une guitare ou un piano. Matthew et moi ne savions pas ce qui allait ressortir de cette collaboration. En tout cas, enregistrer “Gentlewoman – Ruby Man” a boosté mon inspiration. Nous sommes tous les deux en plein travail d’écriture de nos prochains disques solo. Assurer en parallèle la promotion de cet album de reprises continue à me pousser à explorer de nouvelles perspectives musicales.
Mais pourquoi un album de reprises plutôt que des compositions originales ?
Matthew : C’était le moyen le plus facile et pragmatique de collaborer. Composer un album demande énormément de temps et d’investissement. Encore plus pour l’écriture de duos. Aucun de nous deux ne s’était jamais plié à l’exercice. Surtout, nous n’habitons pas dans le même pays. Réaliser un album de reprises s’est vite imposé comme le meilleur moyen de partager nos énergies et nos approches artistiques respectives. En tant que producteur, je trouvais aussi le défi intéressant. Ce format est un excellent moyen d’expérimenter de nouvelles idées pour les voix ou l’instrumentation. Il était intéressant de constater à quel point notre propre interprétation d’un classique pouvait amener le titre dans une direction inédite. Avec du recul, je trouve que le fait de ne pas avoir composé moi-même ces chansons m’a permis d’être beaucoup plus direct dans l’approche de la production. Il n’y pas eu de périodes de doute ou de flou. Nous nous sommes concentrés sur la manière la plus simple et plus directe possible d’aborder les chansons. Enregistrer une collection de covers, c’est rendre hommage à des titres qui sont, au fil des années, devenus une partie de nous-mêmes tellement nous y sommes attachés. Il était important que le résultat apparaisse chaleureux, qu’il en ressorte une certaine légèreté. C’est une façon différente d’inviter les gens dans notre univers personnel.
Quel a été l’apport de chacun ? Il y a dix morceaux sur le disque, en avez-vous choisi cinq chacun ?
Flo : Musicalement, esthétiquement et spirituellement, nos univers sont presque similaires. Il n’y a pas eu de débat pour le choix des reprises. Nous croyons aux décisions de chacun et l’instinct fait le reste. Nous avons mis sur la table des titres que nous pensions le plus coller à notre univers commun. Chaque chanson a trouvé sa place stylistiquement, et le tout sonne de façon cohérente, même si sur papier certains titres n’ont rien en commun à l’origine.
Matthew : Pourtant, une fois l’album achevé, nous nous sommes aperçus que ces reprises avaient des fondations communes au niveau des paroles. Certains textes me font penser à un tableau très coloré, d’autres à une vieille photo en noir et blanc. Mais que ce soit Leonard Cohen, Frank Ocean ou les autres, toutes les chansons ont des textes très expressifs, lyriques, tout en évoquant souvent des sujets de la vie de tous les jours.
Tous les titres retenus démontrent un savoir-faire indéniable en matière de songwriting.
Matthew : Je trouvais séduisante l’idée de mélanger des chansons ayant eu un impact culturel très fort à d’autres pour lesquelles il a été beaucoup moins massif. On a tendance à penser que les artistes moins connus écrivent de manière plus artisanale et plus personnelle que les auteurs de tubes. Mais pas du tout. Pour certains morceaux, leur succès ou leur poids dans la culture populaire ont tendance à nous faire oublier à quel point ils sont brillamment écrits. Prenons “Grease” (un morceau écrit à l’origine par Barry Gibb pour Frankie Valli en 1978, thème du célèbre film du même nom, chanté plus tard par les Bee Gees, ndlr) : pour moi, Barry Gibb est un songwriter aussi brillant que Lou Reed, même s’ils sont a priori dans des sphères très éloignées. Nous voulions en quelque sorte faire triompher la démocratie, en mettant toutes ces chansons au même niveau, comme à plat, avec une production similaire, alors qu’elles n’avaient jamais été placées ainsi les unes à côté des autres. Cela offre de nouvelle perspectives. On se rend compte que la distance entre Lou Reed ou Leonard Cohen et quelqu’un comme Barry Gibb est moins grande qu’on pouvait le penser. Et qu’il y a aussi des rapprochements possibles avec des artistes actuels comme Frank Ocean ou James Blake. La postérité, le succès, la légitimité culturelle ne reposent pas uniquement sur des critères objectifs.
Avez-vous hésité avant de choisir des ballades aussi connues que “Suzanne” et “Sunday Morning”, œuvres d’artistes immensément respectés ?
Matthew : Nous en avons beaucoup parlé. Nous voulions absolument quelques titres hyper connus car c’est plus intéressant pour les auditeurs. Ça représentait surtout un énorme challenge pour nous en tant qu’artistes. Ceci dit, la chanson qui m’a le plus intimidé n’est ni “Suzanne”, ni “Sunday Morning”, mais “Grease” des Bee Gees. Il me paraissait très difficile de trouver un cadre permettant à Flo et à moi-même d’être convaincants. Nous voulions capitaliser sur la qualité de l’écriture sans faire ressortir le côté kitsch. Il y a plein d’autres classiques que nous aurions pu reprendre. Nos choix ne se sont pas arrêtés par hasard sur ces dix titres. Nous étions convaincus qu’à ce moment précis de notre carrière, nous pouvions leur apporter quelque chose de spécial, et d’intéressant pour le public. Elles sont le simple résultat d’un rapport entre nos forces et nos faiblesses à un instant T.
Flo : Nous ne voulions pas jouer la sécurité, ce que fait souvent Jane Birkin par exemple, avec beaucoup de talent, certes. Mais je n’ai ressenti que de l’excitation et à aucun moment de l’angoisse. Le Velvet Undergroud a pris une place très importante dans ma vie ces deux dernières années et j’avais trop hâte d’apporter ma touche personnelle à “Sunday Morning”.
Sont-elles liées à des souvenirs, des moments particuliers de votre vie ? “Govindam”, par exemple, une composition de George Harrison liée au mouvement Hare Krishna ?
Flo : Mon père passait beaucoup “Govindam” dans la voiture quand j’étais petite. Ce titre est devenu l’un de mes préférés sans que je m’en rende vraiment compte. Il ne devait pas figurer sur “Gentlewoman – Ruby Man” à l’origine ; le dernier jour de l’enregistrement, nous avions prévu de travailler sur “Ram On” de Paul McCartney et “Bonnie & Clyde” de Serge Gainsbourg et Brigitte Bardot. Le matin même, au réveil, j’ai trouvé un SMS de Matthew me disant qu’il avait rêvé que je chantais un chant traditionnel. Il proposait de remplacer les deux titres prévus par un morceau de mon choix. Il ne voulait surtout pas que je lui réponde et m’a donné rendez-vous au studio à midi. Nous avions déjà échangé ensemble sur le sujet. J’ai grandi en écoutant ce type de musique et je souhaitais me plier à l’exercice sans la contrainte d’une maison de disques. L’idée de Matthew ne pouvait donc pas mieux tomber. Je n’avais pas écouté “Govindam” depuis très longtemps, pourtant je me le suis approprié d’une manière très naturelle et spirituelle.
La reprise d’“Everybody Loves The Sunshine” de Roy Ayers est relativement proche de l’original, par rapport aux autres. Est-ce volontaire ?
Flo : Vous êtes les premiers à nous en parler. C’est comme si personne n’avait rien remarqué en écoutant l’album. Vous avez raison, c’est volontaire.
Matthew : Je voulais voir si j’étais capable de la copier. Nous avons même essayé de jouer sur les mêmes instruments. Tu n’as pas tous les jours la chance de pouvoir t’attaquer à une telle chanson en studio en te disant : “est-ce que je pourrais arriver à m’approcher de l’original ?”. Je dois vous avouer que je suis fier du résultat. Car c’était là aussi un gros challenge.
Flo, nous découvrons une autre facette de ta voix, bien plus variée et assurée. As-tu profité de cet exercice de la reprise pour expérimenter un maximum ?
Flo : Oui, clairement. J’ai composé les chansons de mon premier album entre mes 15 et 19 ans. Depuis, j’ai compris ce que je voulais partager musicalement avec les autres en fonction de mes capacités. Depuis toute petite, j’aime autant chanter du classique que “Maggie’s Farm” de Bob Dylan. J’ai des goûts très éclectiques et c’était une belle opportunité de pouvoir aller là où personne ne m’attendait. Certains s’attendent à une reprise de Joni Mitchell, je leur en propose une de James Blake. Cet album va aider les gens à mieux me comprendre. Je le vois comme la vitrine de ce que je suis.
Entre le moment où vous avez enregistré “Suzanne” et aujourd’hui, Leonard Cohen est décédé. Pour vous, cela ajoute-t-il un poids émotionnel particulier à la chanson ?
Matthew : Je suis content que nous l’ayons enregistrée avant qu’il disparaisse. Je trouve qu’il y a un côté cynique à reprendre un artiste juste après sa mort. La maison de disques nous a demandé si nous étions d’accord pour diffuser notre version quelques jours après sa mort, et nous avons refusé. Je ne perçois pas cette reprise différemment aujourd’hui. Leonard Cohen n’était plus tout jeune, sa mort ne nous a pas pris par surprise.
Vous reprenez aussi Charlotte Gainsbourg et Nino Ferrer. La première est connue d’un public anglo-saxon branché, ce qui n’est pas forcément le cas du second qui a connu le succès surtout en France et en Italie. Comment avez-vous découvert cet artiste ?
Flo : C’est un ami qui m’a envoyé ce titre en pensant que je l’adorerais. J’ai été époustouflée. Nous étions dans la période de sélection des reprises pour l’album, et je l’ai immédiatement fait écouter à Matthew. Nous sommes tombés d’accord, la chanson devait être retenue, pour son esthétique et pour la façon dont nous pouvions y poser nos voix. La version originale de “Looking for You” (1974) sonne toujours moderne. Ses sonorités très françaises me touchent énormément. C’était tout bénéfice pour nous car nous n’avons pas eu besoin de chanter en français, l’original ayant des paroles en anglais. C’est certainement mieux pour les auditeurs (rires). J’espère sincèrement que cette reprise donnera envie à des personnes d’aller découvrir l’univers de Nino Ferrer.
Avez-vous écouté l’album de reprises de Karl Blau, sorti courant 2016 ?
Matthew : Oui, c’est un album que j’adore. Pour la petite histoire, je le connais bien. Il a été ingénieur du son sur “Big Inner”, mon premier album. Il a également joué dessus.
Vous allez jouer l’album sur scène. Avez-vous prévu d’interpréter d’autres reprises, ou des morceaux originaux de chacun ?
Matthew : Nous n’en avons pas encore parlé. Nous allons jouer l’album, c’est certain. Après, je n’en ai aucune idée. Dans le pire des cas, nous allons finir par nous reprendre nous-mêmes (rires).