Fils de pasteur anglican, Edward Neil Anthony Hannon naît en Irlande du Nord à l’orée des années 70. En automne. Une saison qui lui ressemble : des éclats de rire spasmodiques (confirmés en interview) aux abîmes de mélancolie, sa généreuse discographie en témoigne.
Divine Comedy, terre de contrastes. Connaissance du monde. Cet homme a contribué, l’air de rien, à notre éducation. Je vois s’animer les milliers de statues de Dante Alighieri qui peuplent la Botte.
Amoureux de la France et de l’Italie, cet Européen érudit et convaincu (« Europop » : single robotique, période « Liberation ») cultive un jardin à l’architecture complexe et subtile depuis maintenant un quart de siècle. Tuileries meets Villa d’Este. Les compositions sont brillantes, les arrangements luxuriants. Jusque dans les faces B, les paroles sont singulièrement fines et inspirées. Qui nous remémorent un paradis perdu ou chroniquent nos vies privées tragicomiques, nous y reviendrons (« In May », voir plus bas). Son prochain album s’appellera « Traité de Rome », prenons les paris.
Mais revenons plutôt au « Pays d’à jamais », quand le Jack Nicholson de l’Overlook rencontre le Boby Lapointe d’ »Aragon & Castille ». Où les angoisses de l’artiste sont transfigurées et deviennent des chansons amies. L’album, onzième du nom, s’ouvre sur « Napoleon Complex ». On y retrouve la touche Hannon, reconnaissable entre toutes : la grandiloquence pour rire, le mille-feuilles de cordes/cuivres/bois, les claps, etc. Le cocktail divin se prépare. La fascination pour la France se confirme. En espérant que ces visions ne soient pas prémonitoires au regard de nos échéances élyséennes. « Foreverland », le morceau-titre : un hymne à la félicité contrariée qui nous embarque dans cet univers tropical, assez éloigné du ranch à scandales de Michael Jackson. Foreverland vs Neverland. « Catherine The Great » : from Russia with love : qui d’autre peut écrire une chanson sur l’Impératrice Catherine II ?
Premier simple issu de « Foreverland », la mélodie est accrocheuse et les chœurs rappellent volontiers ses premières productions.
« Funny Peculiar » : un délicieux duo avec sa compagne Cathy : on nage en plein Sinatraland.
« The Pact » : on vient toujours s’abreuver à la source Jacques Brel/Scott Walker dans un disque de Divine Comedy. « To The Rescue » : masterchef d’œuvre, produit d’un long cheminement.
Ce final que l’on réécoute en boucle, comme lorsque l’on assiste au mariage de son meilleur ami ou à l’inhumation de son grand-père. Le titre figure sans complexe tout là-haut, dans le Panthéon déjà bien fourni du Prince d’Ulster (« The Certainty of a Chance », « Mastermind », « Our Mutual Friend » etc..)
« How Can You Leave Me on My Own? » : le dernier simple en date, aux accents boogie. « Ne me laisse pas seul : je picole et mate la TV comme un loser ». Avertissement de qualité à toutes les femmes de musicien.
« I Joigned the Foreign Legion (to Forget) » : musicalement, on dirait « Middle-Class Heroes » part II. La consigne est simple : fuir les ordres qui nous ont sauvés/tués (armée, clergé, indie pop, etc..). Quelques mots en français sont inévitables en pareil contexte.
« My Happy Place » : intro réminiscente du thème de Vladimir Cosma pour la série « Médecins de nuit », avec ce riff entêtant. Les mélodies s’enchevêtrent, les harmonies vous rendent dingue (même à la 50e écoute) : le contrôle qualité est efficace chez les Hannon.
« A Desperate Man » : Neil en cavale. Une chanson de l’urgence à rapprocher d’autres titres : « Charge » ou « Through a Long and Sleepless Night ». « Casanova » et « Foreverland » : albums en miroir ?
« Other People » : comme une intro attrapée à l’iPhone, le bonheur d’être vivant et de transmettre à nos parents/enfants cette joie de vivre . A noter : la voix parlée, une autre signature du maître.
« The One Who Loves You » : simple et superbe chanson dans laquelle on sent l’auteur crucifié par autant d’amour réciproque (les cordes serpentines infusent à 2’14″ : on se croirait chez Nick Drake ou Bobby Gentry).
Rien de nouveau sous le soleil donc. Neil Hannon n’est pas un révolutionnaire, selon ses dires. Mais il construit patiemment une œuvre remarquable : le roi de la pop baroque nous promet encore de riches heures et nous pleurerons des larmes de joie. A jamais.
PS : Cet article est une déclaration d’amour au plus grand songwriter de ma génération.
Signalons par ailleurs que « Foreverland » est sorti sous la forme d’un double CD. Le second disque, « In May », est très différent du premier, une œuvre à part dans la discographie hannonienne. Un « song cycle » (ou « opéra de chambre ») destiné au départ à des représentations scéniques, qui aurait difficilement pu faire l’objet d’une véritable sortie commerciale. Neil Hannon a retravaillé et mis en musique des textes du dramaturge allemand Frank Alva Buecheler, une série de lettres que s’adressent un fils mourant et un père absent. L’instrumentation est purement acoustique, chambriste (piano et quartette de cordes), l’écriture assez éloignée des codes de la pop (peu de mélodies à siffloter), le thème, grave : si l’œuvre n’a rien de morbide ou de plombant, elle demande quand même qu’on s’y immerge totalement pour en apprécier toute la beauté. Sans représenter une totale révolution pour l’Irlandais (on peut trouver sur certains de ses disques des morceaux aux ambiances proches), « In May » laisse entrevoir une autre facette de son talent ; continuera-t-il à l’explorer dans les années à venir ? (Vincent Arquillière)