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Chairlift – Interview

Si nous étions sans nouvelles de Chairlift depuis 2012, les membres du groupe ne sont pour autant restés inactifs. Après moult collaborations, dont un titre composé et produit pour Beyoncé, Chairlift nous revient avec l’ultra-pop « Moth ». Nous avons rencontré le duo pour une interview décontractée et décomplexée réalisée en collaboration avec Sylvain Fesson et son site Parlhot.

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Vous avez enregistré « Moth » dans un endroit plutôt atypique. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce lieu et son influence sur l’album ?

Patrick Wimberly : Nous l’avons enregistré au sein d’une ancienne usine pharmaceutique. Pfiizer a occupé cet espace jusqu’en 2008 et a déménagé en laissant tout en l’état. Il restait encore des laboratoires de recherches équipés de machines à mouvements vibratoires. Nous y avons installé notre studio en 2012 car presque personne ne s’était encore installé au deuxième étage où se trouvaient la cafétéria, les vestiaires et la salle de gym. Ils faisaient tout pour garder leurs employés dans les locaux à l’époque.

Caroline Polachek : C’est une coïncidence, mais la propriétaire de mon appartement a travaillé dans ce bâtiment. C’est une ancienne employée de l’usine, maintenant je prends le relais (rire).

P.W. : Nous ne voulions pas d’un studio traditionnel, et le cadre nous a attirés. Le nouveau propriétaire était super content d’avoir un groupe qui enregistrait un disque dans ses locaux.

Il me semble que vous n’avez pas fait que l’enregistrer, vous l’avez produit.

C.P. : Oui, pour la première fois.

P.W. : L’objectif était de nous accorder le temps nécessaire pour explorer l’aspect production et expérimenter différentes pistes.

Vous n’aviez donc pas de contrainte de temps.

C.P. : Nous sommes toujours optimistes quand nous nous mettons au travail. Une fois le studio installé, nous étions persuadés que l’album serait terminé en neuf mois. Après quelques mois la maison de disque a écouté une version de l’album non achevée. Ils trouvaient ça super et voulaient le mixer et le sortir. Nous avons dû insister pour leur dire que nous voulions continuer à travailler dessus. Mais en parallèle, comme nous ne nous limitons pas qu’à Chairlift, nous avons produit et mixé d’autres groupes. Le son du studio est tellement bon que c’est un endroit parfait pour le mixage. J’y ai d’ailleurs mixé l’album de Ramona Lisa, mon projet solo. Des groupes sont également venus y répéter pour préparer leur tournée. C’est rapidement devenu une sorte de centre communautaire. Il faut dire qu’on s’y sent vraiment bien. C’est un lieu à l’opposé de l’aspect superficiel et de l’ambiance oppressante que tu trouves dans les studios d’enregistrement à New-York. Le comfort de notre studio est en parfaite contradiction avec le bâtiment froid et impersonnel dans lequel il se trouve. Des choses horribles se sont passées dans cette usine.

Aurais-tu des exemples ?

C.P. : Oui, des tests sur des animaux. On y a également développé beaucoup de médicaments fameux, dont le Viagra.

Patrick, as tu donc pu enfin tester la pilule bleue ?

C.P. : Oui il a essayé le Viagra ! (rire). Plus sérieusement je considère l’industrie pharmaceutique comme le diable. J’avais l’impression d’être entourée de fantômes, j’ai donc décidé de m’adresser à eux en chantant. Ce sentiment était renforcé par le fait que lorsque nous avons emménagé dans cet endroit, nous étions seuls sur un immense étage de la taille de quatre blocs ! C’était comme être plongé dans la quatrième dimension. D’où le contraste qui a fait que nous voulions que le son du disque soit chaleureux, avec beaucoup d’âme. Quelque chose de très personnel en fait, pour redonner un peu de vie à cet endroit.
Ça m’a d’ailleurs rappelé un souvenir d’enfance. Vous connaissez “Sacrées sorcières”, le livre pour enfants de Roald Dahl ? Quand j’avais neuf ou dix ans, j’étais terrifiée par les sorcières. Mon père avait un petit magnétophone. Un jour, j’ai trouvé ses cassettes de Diana Ross and the Supremes et je les jouais pour chasser les sorcières. Même dans la salle d’eau, afin de ne pas avoir peur de prendre mon bain (rire).

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Tu es donc en train de nous dire que tu es devenue une sorte de Diana Ross qui s’adresse aux fantômes de chez Pfizer sur « Moth » ? (rire)

C.P. : Oui, c’est une approche qui ne nous a pas quittés. Nous voulions apporter une sensibilité très personnelle, positive mais aussi avec de l’humour pour redonner un peu de chaleur à cet endroit. Ça m’a rappelé cette période de mon enfance.

Pendant ces longs mois d’enregistrements, quelles ont été vos relations avec Columbia, votre maison de disque ?

P.W. : La relation entre nous n’avait jamais été aussi bonne. Nous voulions commencer à travailler sur l’album au moment où la directrice artistique qui nous avait signé à quitté Columbia. Nous ne savions plus à qui nous adresser. Alors nous avons décidé de rentrer directement en contact avec le président, Rob Stringer, pour lui dire que nous voulions enregistrer dans cette ancienne usine.

C.P. : Nous avons surtout été très clairs en lui disant que nous le voulions en tant qu’unique interlocuteur. Si c’est lui qui prend les décisions finales, pourquoi s’embêter avec des dizaines d’interlocuteurs qui viennent mettre le nez dans ton travail ? Rob a un parcours incroyable. Il a travaillé avec Bowie pendant toute sa carrière, mais aussi avec Prefab Sprout, un groupe qui m’obsède.

L’influence de Prefab Sprout s’entend sur « Crying in Public ».

C.P. : Merci beaucoup, je le prends comme un compliment. Mais tu vois, ce genre de référence, seul Rob peut les comprendre. J’apprécie son honnêteté. S’il trouve qu’un de nos titres est pourri, il n’y va pas par quatre chemins pour nous le faire comprendre. Au contraire, s’il pense que c’est un bon morceau il va être hyper enthousiaste.

Vous a t-il fait beaucoup de critiques négatives sur les titres de « Moth » ?

P.W. : Pour cet album, non, mais par le passé, crois moi il ne s’en est pas privé. Il a été d’un tel soutien pour « Moth ». Il nous a juste demandé de combien d’argent nous avions besoin pour créer notre studio.

Avez-vous demandé beaucoup ? (rires)

C.P. : Ce n’est pas parce qu’on demande un certain montant que l’on va l’obtenir !

P.W. : Nous lui avons dans un premier temps demandé un bon paquet d’argent. C’était notre scénario idéal qui comprenait le matériel dont nous avions vraiment envie. Des consoles, des micros etc. A notre grande surprise, alors que nous n’avions pas encore composé une seule note, il nous a dit ok. C’était comme un rêve devenu réalité. Il faut dire que quand tu as une idée très précise de la direction que tu souhaites emprunter, tes interlocuteurs sont plus enclins à te suivre. Trois mois après nous avoir accordé cette avance, Rob est venu au studio pour voir où nous en étions. « Ch-Ching » et « Polymorphing » étaient quasiment terminées et il s’est montré super enthousiaste.

C.P. : Sa réaction positive nous a donné vraiment confiance en nous.

P.W. : Du coup nous avons réussi à négocier plus de temps pour l’enregistrement. C’est une histoire à l’opposé de ce que tu entends sur les grosses maisons de disques qui pourrissent la vie de leurs artistes. Nous avons eu de la chance.

C.P. : Nous n’aurions pas pu nous lancer plus tôt dans la production. Il fallait passer par une phase d’apprentissage. Il faut avoir une vision très claire d’où tu veux aller, mais également les compétences nécessaires pour retranscrire ce que tu as en tête.

Vos projets en dehors de Chairlift ont dû bien vous aider en ce sens !

C.P. : Oui, sans ces expériences, nous n’aurions jamais obtenu le même résultat.

Les titres n’ont jamais sonné aussi pop mais gardent pourtant des structures complexes qui mettent du temps à dévoiler leurs richesses. Quelle était votre idée de départ pour cet album ?

C.P. : C’est le reflet de ce que nous aimons comme musique.

P.W. : Depuis ces six dernières années, je n’ai écouté que de la pop, du hip hop et du r’n b. Du coup, j’aime beaucoup les sons de basses très lourds, et les sonorités globalement assez froides. Tu en retrouve forcément dans « Moth ». Je me considère comme un junkie de la pop (rire).

Je pense te battre car ma copine m’a donné le surnom de « pop bitch » (rire général)

C.P. : Effectivement c’est encore un niveau supérieur ! (rires)

P.W. : En fait je mélange mes racines venant du jazz, de la pop et du vieux r’n’b et ça donne le son de Chairlift.

On retrouve beaucoup plus d’influence r’n’b que sur les albums précédents. On le ressent particulièrement sur un titre comme “CH-Ching”. Le r’n’b étant le style de musique populaire le plus intéressant en ce moment était-ce le moyen de dire à votre public que “Myth” est ancré dans la modernité ?

C.P. : Non, ce n’était pas tactique à ce point. Nous avons juste voulu en donner notre propre vision. Patrick a repris contact avec Danny Meyer, un vieil ami à lui avec qui il jouait dans un groupe de jazz. C’est lui qui joue le son de corne que tu entends en premier sur « Ch-Ching ». On retrouve sa touche sur tout l’album. Il nous accompagne également pour la tournée. Mais ces sons de corne et de saxophone additionnés à la façon dont Patrick structure ses beats nous a donné la ligne directrice de l’album. Nous étions comme des enfants avec des jouets. A nous amuser avec des années de productions r’n’b. A New-York il t’est impossible de passer à côté du hip hop et du r’n’b, ils font partie de l’âme de la ville. C’est pourquoi nous avons voulu capturer l’atmosphère de nos vies à New York.

« Ch-Ching » m’a fait d’emblée penser à une prod des Neptunes…

C. P : Wow, cool !

C’est une influence, un clin d’œil ou ce n’était pas voulu ?

P. W : J’aime les Neptunes (nom par lequel se faisait appeler le duo de producteurs constitué au début des années 2000 par Chad Hugo et Pharrell Williams, qui a sorti quatre albums de r’n’b pop hip hop avec le groupe N.E.R.D dont on connaît surtout « She Wants to Move », tube de 2004 – nda). Mais à cette période je ne les écoutais pas.

En même temps ça me fait bizarre d’évoquer les Neptunes aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on parle d’un vieux groupe et d’une époque très lointaine, révolue…

C. P : C’est vrai.

P. W : En fait j’écoute plutôt les beats de Timbaland. Ses productions récentes pour Justin Timberlake et Beyoncé (2013 ndlr) ont été une grosse influence lorsque nous avons commencé à composer pour Moth.

C’est marrant parce qu’il y a peu j’ai écouté le nouveau Moderat (groupe allemand issu de l’association entre Sascha Ring d’Apparat et Gernot Bronsert et Sebastian Szary de Modeselektor, qui sort III le 1er avril), une formation indie comme vous et de la même génération bien que plus électro, et j’y ai fait le même constat d’écoute qu’avec Moth. C’est-à-dire qu’en gros il y a ce même mélange entre pop électronique réfléchie, sensible,  voire cérébrale et tentatives r&b plus « faciles » qui lorgnent vers ce que font les grosses stars. Plus physiques quoi. Avec des hooks en vogues, évidents. On a l’impression que pour lui comme pour vous c’est le seul moyen pour pouvoir continuer. Sortir de la niche. Briguer le mainstream. Avez-vous ce désir concret pour être de plus en plus populaire ?

C. P : Je ne pense pas qu’on cherche à rentrer dans le moule de ce qui passe à la radio…

Oui, mais vous utilisez certains codes, certaines tendances, vous les détournez…

C. P : Oui, voilà, il y a des sons qui nous attirent. Tout simplement. Des sons avec lesquels on veut jouer. C’est une question de sincérité, on essaie d’ouvrir la porte à tous les sons qui nous plaisent et de les faire cohabiter. Oui, une histoire de fidélité et de haute-fidélité même parce qu’après, partant de là, il faut créer l’espace sonore pour accueillir toutes ces richesses et que ce ne soit pas un bazar, tu vois ? Ceci dit, oui, on aspire vraiment à jouer à ce que nos concerts soient de plus en plus puissants et à jouer dans des salles de plus en plus grandes, devant de plus en plus de gens. Mais ce n’est pas contradictoire, ça va avec. C’est pareil pour nos clips. On cherche à ce qu’ils soient de plus en plus forts, merveilleux. En tant qu’artiste, c’est ce que tu veux. Etre de plus en plus maître de ce que tu fais. Libre. Et parfois la seule manière d’y parvenir c’est de d’abord élargir ton audience. Mais ça en fait c’est plus quelque chose auquel on pense là, maintenant. On n’y pensait pas quand on faisait le disque. A ce moment-là on était vraiment en train de jouer. Mais maintenant avec les concerts, tout ça, on est plus là : « Bon, ok, maintenant comment présenter ce disque pour qu’il ne touche pas uniquement, que dis-je, pour qu’on soit bien sûr qu’aucun nerd ne s’en revendique ? » Tu vois ?! Parce que jusque-là je crois que Chairlift a toujours été perçu comme de la musique de musiciens pour les musiciens. Et ça n’a jamais été quelque chose qu’on voulait, c’est juste qu’on avait toutes ces références…

Or vous voulez aussi faire plaisir à ma mère ?

C. P et P. W : On adorerait faire plaisir à ta mère !

C. P : Oui, voilà ce que j’essaie de dire : on essaie de présenter notre musique de telle manière à ce que ta mère puisse la comprendre. Ça ne veut pas dire qu’on va écrire une chanson pour ta mère, c’est plus qu’on essaiera de faire un clip pour attirer son attention sur notre chanson, pour qu’elle puisse la comprendre et l’aimer.

Cool, merci.

P. W : De rien (rire général) !

Sur un titre comme « Moth to the Flame », très dance pop, je pense qu’il n’y a même pas besoin de clip, ma mère peut aimer ça tel quel !

P. W : Tu rockes, tu as une mère pop. Elle sera là au concert ce soir, c’est ça ?

Je vais l’appeler.

P. W : Cool.

Sortir « Ch-Ching » en premier single, c’était une sorte de manifeste stratégique pour dire aux gens : « Voilà où nous en sommes, voilà ce qu’est Chairlift aujourd’hui » ?

C. P : On voulait juste revenir en faisant pchh pchh (elle imite le son de deux claques – nda). Réveiller un peu les gens.

P. W : Oui, on voulait un peu les réveiller. Et « Ch-Ching » est la première chanson qu’on a faite quand on s’est mis à ce disque, on était donc un peu habitué à la voir comme sa première déflagration, une déclaration d’intention et le signal d’une nouvelle aventure. Au moment de choisir notre premier single, quand on s’est assis et qu’on a écouté tout le disque une fois fini ça nous semblait toujours top d’en faire le premier morceau que les gens entendraient, on était toujours dans cet état d’esprit alors que ça faisait presque deux ans qu’on l’avait écrite, peut-être même plus si on considère le moment précis où elle est nous est venue.

C. P : Oui…

Je dois avouer que « Ch-Ching » m’a décontenancé à la première écoute. Je l’ai trouvé très sophistiqué, maniériste, conceptuel, branché, rapport à son ADN électro r&b indie évoqué tout à l’heure. Mais dès la deuxième ou troisième écoute je m’y étais fait, j’étais dedans. Piégé. Bien joué. Par contre il en est tout autrement du clip : je garde une drôle d’impression à chaque fois que je le vois. Tout ce délire indien, traditionnel et exotique avec les tenues oranges, les voiles, la danse…

C.P : C’est ça, cool…

Oui, mais en même temps je sens une dimension « modeuse » dans votre façon de mettre ça en scène, et cette fixette fashioniste, le côté streed-cred craspouille chic du « Je tourne dans la banlieue de New York », vos poses, votre stylisation, cette forme de « Regarde-moi comme je suis belle » génère, je trouve, une fascination désagréable, vous voyez ?

C. P : Oui, oui.

Caroline, tu disais tout à l’heure ne pas vouloir t’adresser qu’aux puristes pop mais là, en agitant des symboles hindie-hippie à New York city, force est de constater que ça donne un clip pour hipsters ou magazine pour nanas preppy…

C. P : Mmmm (digérant-méditant le truc en live).

Ton avis là-dessus ?

C. P : Pour ce clip je me suis beaucoup inspirée de Bollywood (néologisme entre « Bombay » et « Hollywood » qui désigne l’industrie du cinéma indien – nda) mais en même temps le style des tenues ne renvoie à rien de précis. Je les ai faites faire par une jeune styliste qui s’appelle Andrea Toscano. C’est elle qui les a dessinées. La seule chose que je lui ai donnée en repère c’est 1) Orange. Je voulais que ce clip soit orange, orange, orange. Et 2) Mouvements. Mouvements, mouvements, mouvements. Je voulais vraiment me sentir comme un drapeau, que mon corps devienne un drapeau. Elle est partie là-dessus. Le reste c’est elle. Et j’aime travailler avec elle parce qu’elle mélange vraiment plein d’idées. Après je n’ai plus qu’à choisir, faire mon marché. Elle réalise plusieurs prototypes et à partir d’eux je fais : « Et qu’est-ce qui se passe si on change ça, ça et ça ? » C’est une démarche très ludique et très créative. Elle a aussi fait la tenue que je vais porter ce soir. Mais voilà, tout ça pour dire que pour moi ce clip c’est mon amour pour Bollywood et je trouvais ça chouette de le transposer dans l’univers de Chairlift car ça raconte très vite toute une histoire, comme une comédie musicale mais en mieux. C’est plus cool. Tu vois, nous aux Etats-Unis on a Broadway et tout, et c’est pas mal, il y a quelque chose là-dedans, mais Bollywood c’est plus cool !

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Cool, cool, je vois. Disons que, pour être plus clair, le clip de « Ch-Ching » est moins drôle, plus premier degré que celui de « Amanaemonesia », qui était lui aussi un trip chorégraphie avec des tenues spéciales.

C. P (faisant face à un rire général) : Mais la chanson elle-même est moins drôle. La chanson est sérieuse. Je pense que tout ça vient de la chanson en fait.

Et la choré elle est encore de toi comme dans « Amanaemonesia » ?

C. P : Non ! C’était la première fois que je travaillais avec une chorégraphe (Korie Genius, une new-yorkaise qui, paraît-il, dynamite le dancehall – nda).

Tu as essayé de t’y mettre toi, Patrick, à la danse ?

P. W : Oui. Je suis un bon danseur, autoproclamé, mais moi c’est tout en impro. Et c’est aussi comme ça que j’aime composer : en improvisant.

Apparemment ça paie. Récemment vous avez même placé un titre sur le dernier album de Beyoncé (« No Angel »). Vous avez envie de continuer à faire ça, écrire pour d’autres, notamment des gros poissons ?

C. P : Totalement.

Pour l’argent ?

C. P : Euh…

Je veux dire cool, c’est des bonnes piges et cet argent peut vous permettre d’aider au financement de vos disques, d’accroître cette liberté artistique dont on parlait, non ?

C. P : Totalement. Le truc dingo dans toute cette histoire avec Beyoncé c’est qu’on lui a écrit plusieurs chansons en fait et celle qu’elle a finalement choisie – c’est un cliché, tu vas voir – c’est celle qui n’avait pas été écrite pour elle. C’est une chanson que j’avais écrite pour moi.

C’est pour ça que j’ai eu l’impression d’entendre ta façon de chanter sur ce morceau ?

C. P : Oui, beaucoup de gens m’ont dit ça. Mais ce qui était assez troublant pour moi c’était de me dire : « Je veux écrire pour d’autres mais qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça veut juste dire que j’écris juste comme si j’écrivais pour moi et que je donne la chanson ? Parce que apparemment si j’essaie de faire autre chose que ce que je sais faire moi pour Chairlift la personne ne prend pas… »

C’est un peu schizo en effet, problématique !

Oui, casse-tête ! Je me suis donc dit que j’allais continuer à écrire comme si j’écrivais pour moi. Mais demeure cette question : si tu écris quelque chose que tu aimes vraiment, tu vas vouloir le garder. Le truc avec « No Angel », c’est que j’ai écrit et produit le titre durant l’épisode Ramona Lisa (son premier album solo sorti en 2014 – nda) et j’ai immédiatement senti en l’écrivant que cette chanson ne cadrait pas avec ce projet. Je me suis donc dit : « On la fera peut-être après avec Chairlift ». Mais j’ai aussi trouvé que ça ne cadrait pas trop avec Chairlift. En un sens le personnage de la chanson était beaucoup trop sexy. Sur scène j’aurais dû changer ma personnalité pour rentrer dans le morceau. Mais ce qui était intéressant c’était de me dire : « Ok… » Je ne suis peut-être pas très claire mais ce que j’essaie de dire c’est que lorsque tu mets ton écriture au service de quelqu’un d’autre tu peux en profiter pour explorer d’autres facettes de ta personnalité, facettes que tu n’assumes peut-être pas dans ton propre projet. Ça c’est intéressant. Et je n’avais encore jamais expérimenté ça parce que j’avais toujours été dans Chairlift. Mais c’est quelque chose qui m’attire, comme certains aspects plus rebutants de ta personnalité ou de la nature humaine peuvent t’intéresser. Parce que tu n’es pas encore à l’aise avec, qu’ils te mettent en danger. MAIS si tu arrives à en faire quelque chose de vraiment personnel un autre artiste pourra alors s’en saisir et en faire quelque chose donc… C’est intéressant. Je crois que c’est un truc qui me travaille.

Et donc quoi ? Tu as envoyé quelques titress à destination des managers d’Adele, Madonna, Taylor Swift, Rihanna, Nicky Minaj, Lady Gaga… ?

C.P : Arfff… Encore une fois, si tu écris pour ces artistes, ça ne marchera pas donc… J’aborde chaque chanson comme elles viennent et comme si c’était pour moi. Je ne me pose pas d’autres questions.

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Oui, plus sain sans doute. Revenons à votre processus de création. J’ai lu, je ne sais plus où, que vous vous vidéoprojetiez des DVD durant vos séances de studio. Pourquoi ça ?

C. P : Pourquoi pas ?

P. W : Comme beaucoup de gens pour nous faire de la musique consiste essentiellement à rester dans le périmètre de notre écran d’ordi…

Comme des insectes collés aux réverbères…

C. P : Oui…

P. W : Donc voilà, c’est bien d’avoir quelque chose dans la pièce qui te sort le nez du guidon. Ça te permet par moments de décrocher de ton écran, comme quand tu es la tête dans l’écoute d’un mix que tu viens de faire.

Un mur d’hologramme pour vous sortir de vos écrans… Ça vous aère ?

C. P : Oui…

P. W : Mais parfois on lève le nez de nos machines en même temps et on scotche sur le film, on le regarde vraiment. Du coup, parfois ça créé une étrange connexion avec ce qu’on était en train de faire. Le morceau qu’on faisait devient cousin de telle scène du film, comme jumelée, associée. A tel point qu’on peut se mettre à le voir comme un thème de la bande-son du film. C’est toujours drôle et fascinant quand ce que tu es en train de faire semble concrètement dialoguer avec le DVD que tu viens de mettre…

J’imagine. Quels films regardiez-vous durant dans ces moments-là ?

C. P : Les films de Luke Wyatt.

Qui est-ce ? Le fils de Robert ?!

C. P : J’aimerais ! Maintenant il fait de la musique mais avant il faisait plutôt des clips. Tu en trouveras des centaines si tu tapes son nom sur YouTube. Il fait du data-moshing, c’est le nom qu’il a donné à son style. C’est basé sur l’animation de collages. C’est vraiment de chouettes trucs à regarder quand tu travailles. En fait à la base j’étais une fan de ses vidéos, un jour je lui ai même envoyé un message sur Twitter. Je lui ai dit : « Je suis vraiment fan de ce que tu fais, où puis-je acheter tes DVD ? » Et il m’a répondu : « Hey, je suis aussi fan de ce que tu fais, envoie juste ton adresse ! » Il m’a envoyé un colis avec 5 DVD et voilà, il est devenu une de nos grandes sources d’inspiration. D’ailleurs on l’a même remercié dans le livret de notre album.

P. W : En fait le dernier DVD que j’aime mettre en studio actuellement c’est Dumbo.

Dumbo !

P. W : Oui, un vieux Walt Disney. C’est l’histoire d’un éléphant…

Je connais, j’ai grandi avec !

P. W : Tu te souviens de cette scène où il est tout bourré et titube ?

Oh oui, je ne l’avais plus à l’esprit mais ça y est je l’ai !

P. W : Je me la passe en boucle. Elle est terrible.

C. P : Patrick s’identifie très très très sérieusement à Dumbo dans cette scène !

P. W : Oui, et j’aime aussi les Looney Tunes.

C. P : Oui, les Looney Tunes.

Je retrouve bien là ce côté culture pop Bisounours qui vous caractérise toujours un peu quelque part et dont on avait parlé lors de notre première rencontre à l’époque de votre premier album. On parlait de « Bruises » et vous m’aviez alors dit qu’il y a aussi un côté Croquemitaine dans ce single. Que ce mélange existe dans chaque morceau de Chairlift.  J’ai essayé de lire toutes les paroles de Moth dans le livret de l’album. Bon, je n’ai pas tout compris… à cause de ton écriture illisible Caro ! (Rires) Blague à part, j’ai surtout pas eu le temps de lire les deux derniers et je ne suis pas non plus un spécialiste de poésie anglaise mais j’ai eu le sentiment que ces textes émanaient d’une narratrice assez « girl power », un peu Wonder Woman qui défie les hommes…

C. P : Wow… Je pense que « Romeo » est pas mal sur ce registre. Mais je suis curieuse de savoir dans quels autres textes tu as ressenti ça.

Je ne sais plus en détail, il faudrait que je replonge dans mes notes ou que je prenne le temps de parcourir à nouveau le livret…

C. P : J’aimerais vraiment…

Moi aussi mais on n’a pas trop le temps…

C. P : « Show U Off » est un peu dans ce registre aussi…

En fait, j’ai l’impression d’avoir eu ce feeling sur presque tous les textes.

C. P (l’air songeuse, interloquée, alors que Patrick explose littéralement de rire) : Oh, intéressant. Girl power ?

Oui, en un sens.

C. P : Ok, c’est très intéressant. Et bon à savoir. Parce que pour moi à la base le disque tourne plutôt autour de l’idée de perdre de pouvoir. De perdre le contrôle ou l’illusion de sa maîtrise des choses. Même dans « Roméo ». Parce que c’est une course, inspirée d’un mythe grec…

Oui, j’ai vu ça et lu ça, et ça m’a d’ailleurs rappelé la thématique d’un de vos précédents morceaux, « Sidewalk Safari »…

C. P : Oui, mais elle gagne dans « Sidewalk Safari » ! Pas dans « Romeo ». Dans « Romeo » elle perd la course. Pour moi beaucoup de ces chansons parlent surtout du fait qu’on n’a pas d’emprise sur l’amour. Littéralement, tu ne peux pas le manipuler, c’est lui qui te manipule.

Mais elle essaie d’être forte, celle qui gagne, arrogante.

C. P : Elle essaie mais elle perd ! On a glissé subrepticement le verdict de cette bataille dans le pont du morceau. Mais oui, en fait cette chanson exprime sa dernière arrogance. Et tu sais, c’est pareil pour « Ch-Ching » : je ne vois pas seulement cette chanson comme une chanson de femme mais… Oui, s’il doit y en avoir une, « Ch-Ching » est peut-être la seule vraie chanson du disque qui peut être vue comme un manifeste individualiste.

« Tell me what kind of monster I have been today / But you smile and call me « tough guy » chantes-tu dans « Crying in Public », un des rares titres où pour moi tu fends vraiment l’armure sur le disque.

C. P : Oui, quel monstre ai-je encore été aujourd’hui ? Hé bien j’ai été « Ch-Ching » (égoïste, individualiste, narcissique, quelque chose comme ça – nda), voilà le genre de monstre qu’on pourrait parfois me taxer d’avoir été à la fin d’une journée. Mais l’album s’achève sur « No Such Thing As Illusion », qui est pour moi le bouquet final du disque et de l’idée de lâcher-prise dont je parlais. C’est, tu sais, accepter les choses telles qu’elles sont parce que telles qu’elles sont, elles te dépassent. Tu signes un accord avec ça au fond de toi. Tu délègues.

« La vie c’est ce qui se passe pendant que tu fais des projets » aurait dit John Lennon.

C. P : Voilà. Mais c’est intéressant que tu aies pu voir l’autre versant de la chose.

Oui, j’ai plutôt senti le narrateur comme étant une femme forte…

C. P (petit sourire en coin) : Hé bien… Mais qui me dit que tu le penses? Tu dis ça pour me faire plaisir, hein ? Ce n’est que mensonges ! Oh mais je vois que tu nous as apporté un disque dis donc ! Merci beaucoup !!! (Reprenant son sérieux, parce qu’elle blague, elle a vu qu’il s’agit du 45 tours de leur single « Amanaemonesia » / « Peculiar Paradise » chez Terrible Records, le label de Chris Taylor, leur pote du groupe Grizzly Bear, et elle sait qu’elle va se voir demander une dédicace  – nda) Je suis contente que tu en aies un, on en a tiré si peu… Je te le signe : « Caroline, ta pop bitch » ?

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