Il y a deux ans, les New-Yorkais de Lucius repeignaient la pop de couleurs vives avec leur premier album “Wildewoman”. Sa sortie fut suivie d’une longue tournée promotionnelle, qui aura permis au groupe de faire connaître sa musique au-delà des Etats-Unis, mais aura aussi éprouvé physiquement et mentalement ces cinq musiciens perfectionnistes, soignant autant l’aspect visuel que les compositions. Ces hauts et ces bas ont nourri “Good Grief”, nouveau disque (toujours chez Pias pour la France) aux sonorités plus actuelles, semblant par moments taillé pour les charts mais ne reculant pas pour autant devant les émotions extrêmes. Nous en avons discuté avec Jess Wolfe et Holly Laesig, les deux voix gémellaires du groupe, qui coordonnent toujours leur look, même pour les interviews. Pour les Parisiens, Lucius jouera à la Maroquinerie le jeudi 14 avril.
Vous a t-il été difficile de vous remettre au travail après deux ans de promotion sans relâche de votre précédent album ?
Jess Wolfe : Tu insinues que cela s’entend tant que ça sur le nouvel album ? (rires) Certes, nous avions besoin de nous reposer, mais surtout de rester à un endroit fixe pour un certain temps. Nous nous sommes mis au travail très rapidement après la fin de la promotion de “Wildewoman”. Tourner est épuisant pour ton physique et ton mental. Enregistrer “Good Grief” nous a au contraire nourris à nouveau intellectuellement. C’est un type de travail et de fatigue différent.
Holly Laesig : A aucun moment nous n’avons éprouvé de lassitude pendant ces deux années de promotion. Nous avons apprécié chaque instant. Mais se déplacer de ville en ville ne te laisse pas le temps de prendre du recul et de dégager des perspectives. En se posant enfin pour enregistrer l’album, toutes ces émotions et tous ces sentiments refoulés se sont enfin révélés à nous. Nous avons pu tirer des enseignements des bons et des mauvais moments passés. Les gens n’imaginent pas la dévotion que la promotion d’un disque représente. Surtout pour un groupe qui débute. Nous ne voulions rater aucune opportunité. Et ne jamais dire non a des conséquences… Certains moments ont été vraiment difficiles à traverser. “Good Grief” est un reflet de toutes ces expériences, bonnes ou mauvaises.
Aviez-vous déjà une idée de la direction que vous vouliez emprunter, ou bien celle-ci est-elle venue une fois que vous avez posé vos valises pour vous mettre au travail ?
J.W. : Holly l’a dit, nous avons dû purger deux ans de vie. Le retranscrire sur le papier pour commencer à composer a vite donné une direction très claire à l’album.
H.L. : Cependant, nous avions tellement d’idées éparses que le travail initial s’est apparenté à un puzzle, il a fallu trouver les pièces qui s’assemblaient pour apporter une cohérence.
Il y a plus de sons électroniques sur ce nouvel album. Faut-il y voir l’influence de ce que vous avez écouté ces dernières années ?
J.W. : Pas particulièrement. Nous avons juste essayé de trouver pour chaque chanson son propre univers sonore, son propre paysage. Pour certains morceaux, ces sonorités se sont donc imposées d’elles-mêmes, il n’y avait pas une décision consciente d’aller dans cette direction, de mettre l’accent sur les synthés. Nous devons encore adapter nos concerts pour prendre en compte cette nouveauté, mais ça me semble faire partie de l’évolution normale du groupe, d’expérimenter en studio et en live.
H.L. : Nous avons utilisé des pédales d’effets, de la distorsion et de la saturation pour créer un son un peu plus âpre et agressif. Ça nous semblait s’accorder naturellement avec ce qu’expriment les paroles et avec l’atmosphère que nous voulions donner aux chansons.
Il y a aussi des arrangements de cordes sur certains morceaux, même s’ils sont plutôt en arrière-plan.
J.W. : Nous avons eu la chance de travailler avec un musicien et arrangeur très doué, qui a des méthodes proches des nôtres en studio. Il ajoute patiemment des couches sonores jusqu’à obtenir ce qu’il souhaite. Très tôt, nous avons imaginé des arrangements de cordes sur certaines chansons, plutôt comme des textures, mais nous ne voulions pas trop changer la formation du groupe. Pete, le guitariste lead, est aussi aux claviers maintenant, et peut donc jouer lui-même les parties de cordes en concert.
Pouvez-vous nous parler de votre producteur, la Canadien Shawn Everett ?
H.L. : Shwan est une sorte de créateur fou, il porte des dreadlocks décolorés. En fait, il ne l’a même pas fait exprès. Il nous a juré qu’il s’était réveillé avec un matin et qu’il avait décidé de les garder comme ça (sourire).
J.W. : On dirait un type qui ne s’est jamais regardé dans un miroir, mais qui pourrait quand même défiler pour Saint Laurent… Difficile de déterminer en le regardant si c’est un SDF ou l’homme le plus riche du monde. Un gars sauvagement créatif et totalement unique. Pas le genre à s’excuser de ce qu’il pense, de ce qu’il est. Nous sommes un groupe dont les membres se connaissent bien, ont leurs habitudes de travail. Il fallait donc choisir une personne avec qui nous avions déjà une relation de confiance, dont nous savions qu’il pourrait facilement s’intégrer. Je pense que c’est plus difficile pour un producteur de travailler avec un groupe qu’avec un artiste solo. Lucius, même si nous ne sommes que deux à écrire, c’est cinq esprits différents, eux-mêmes très créatifs, qui ont chacun des idées bien arrêtées sur la façon dont une chanson doit sonner, ce qu’elle soit exprimer… La personne qui va canaliser tout ça en studio doit avoir une personnalité très affirmée. J’imagine en tout cas que j’aurais du mal à le faire moi-même ! (rires)
Le très réputé Bob Ezrin a également travaillé sur le disque. Comment s’est-il retrouvé là ?
J.W. : En fait, Shawn avait collaboré avec lui par le passé. Il se trouve que Bob aime beaucoup notre musique ; par un ami commun nous avons pu entrer en contact avec lui, et il était intéressé. Nous aimions bien l’idée de faire cohabiter sur le disque le nouveau et l’ancien monde (sourire). Bob a produit des disques épiques entrés dans la légende, tandis que Shawn est plus jeune, a une conception très personnelle et sans concessions de son métier – « balls to the wall », comme on dit. C’était un peu le docteur et le savant fou ! On aimait beaucoup l’idée. Ils ont eu chacun un rôle distinct : Bob était plutôt là au début, il a commencé à nous conseiller avant même qu’on entre en studio, tandis que Shawn a suivi tout le processus sur la longueur, en étant très impliqué.
Des morceaux du nouvel album comme Something About You, Almost Makes Me Wish For Rain, Born Again Teen ou Truce flirtent avec la pop commerciale ou le r’n’b, même si l’on y retrouve votre patte. Cherchiez-vous à aller dans cette direction, à faire des chansons plus directes, quitte à surprendre certains de vos fans ?
H.L. : A l’heure où nous parlons, une partie de ces morceaux n’a pas encore été dévoilée au public, il va donc nous falloir attendre un peu pour connaître ses réactions… Je crois en tout cas que ceux que tu mentionnes expriment des sentiments positifs, une sorte de maturité heureuse et apaisée : c’est le côté « Good » du titre. Beaucoup d’autres en revanche représentent le « Grief », des expériences négatives. Elles sont plutôt cathartiques et sont d’une certaine manière la réponse à ces chansons plus légères. Qui elles-mêmes, d’une façon plus ou moins inconsciente, sont influencées par la pop music qui nous rendait heureuses quand nous étions plus jeunes, et pour laquelle nous éprouvons sans doute une certaine nostalgie.
J.W. : Je suis d’accord avec ça. Il y a une sorte de stigmate qui reste associé au mot « pop », mais Michael Jackson, Queen, David Bowie ou les Beatles, tout ça c’était de la pop music. Nous aimons les chansons accrocheuses, mais nous n’essayons pas d’en écrire une qui a déjà été faite de nombreuses fois. Pour moi, c’est un peu le problème dans la musique actuelle : beaucoup de gens ont tendance à dire des choses qui l’ont déjà été, en se contentant de changer un mot… Nous n’avons pas envie de faire partie de ce monde-là. Ce que nous voulons, c’est faire de la musique pop, des chansons que le public va avoir l’occasion d’entendre, et dont il va se souvenir. Sans non plus nous comparer à des géants ! Par ailleurs, comme le soulignait Holly, le disque s’appelle Good Grief et essaie de concilier deux types d’émotions. Nous tenions à ce qu’il y ait un peu de réconfort dans un album qui aborde des sujets assez lourds, graves, des expériences personnelles pas forcément très heureuses… Il fallait alléger un peu ce poids, quitte à rire de nous-mêmes. C’était important, à la fois pour nous et pour l’auditeur.
Le premier album tournait autour du passage à l’âge adulte, alors que sur le nouveau, un morceau s’intitule donc Born Again Teen, comme si vous faisiez le trajet inverse…
J.W. : Nous avons changé d’avis ! (elles éclatent de rire) Nous sommes devenues adultes, et finalement nous nous sommes rendu compte que ce n’était pas aussi bien que nous le pensions. Donc nous avons préféré retourner à l’adolescence.
H.L. : En fait, quand on est jeune, on se réjouit à l’idée de devenir adulte, de savoir enfin qui on est vraiment, d’apprendre des tas de choses, etc. Mais une fois arrivé à ce stade où l’on croit tout savoir… on se rend compte qu’en réalité on ne sait rien. Ou en tout cas, moins qu’avant. « The more you know, the more you know you don’t know. » On se retrouve assailli de doutes, et beaucoup de chansons de Good Grief parlent de ça.
J.W. : Holly et moi n’avons pas eu une adolescente particulièrement heureuse, nous avons vécu des situations difficiles. Et pourtant, quand on y repense, on se souvient d’une certaine insouciance, d’une liberté, d’une absence d’efforts que nous n’avions pas vraiment ressenties alors, et dont nous savons bien que nous ne les retrouverons plus.
Un morceau s’intitule Madness, un autre Gone Insane, où vous criez à la fin… D’où vient cette thématique de la folie ?
(Elles rient toutes les deux)
H.L. : En fait, l’enregistrement de Gone Insane a été particulièrement intense. Ce jour-là, on s’est carrément disputés, et je suis sortie en trombe du studio. Je suis revenue peu après, me suis excusée, et j’ai dit : « Autant enregistrer quand je suis dans cet état. Shawn, laisse tourner ! »
J.W. : Nous voulions nous lâcher pour voir ce que ça pouvait donner…
H.L. : On se faisait face…
J.W. : un seul micro entre nous…
H.L. : Shawn a envoyé la fin du morceau, et nous avons donné tout ce que nous avions.
J.W. : C’était totalement improvisé, et pour l’essentiel c’est ce qu’on retrouve sur la version finale. C’était comme si on se criait dessus, l’une sur l’autre, alors que bien sûr la colère ne venait pas de là, pas de nous, mais de choses qui se passaient dans nos vies. C’était très intense, et une bonne illustration du titre du disque, même s’il peut avoir plusieurs significations. Le fait de savoir ce que c’est que la tristesse, la noirceur, permet d’apprécier davantage les moments joyeux de l’existence. « Good grief ! », c’est aussi une expression américaine de dépit ou d’incrédulité, comme « Oh my God ! » On se moque un peu du fait que nous soyons sans arrêt en train de nous plaindre : « – Je ne me sens pas bien, triste, c’est dur… – Tais-toi, arrête de pleurer et reprends-toi. Tout va bien, personne n’est en train de mourir ! » (rires)
Ne pensez-vous pas que la pochette du nouvel album, montrant une femme qui enlace une silhouette se confondant totalement avec le fond noir, peut être interprétée de façon un peu trop évidente comme féministe, un qualificatif qui revient souvent quand les gens évoquent Lucius ?
J.W. : Parce que nous sommes des femmes, il est facile de penser que cette forme invisible est celle d’un homme, en effet. Mais la personne sur la pochette peut aussi embrasser l’obscurité, la solitude, le vide, de façon symbolique. Et la peine, le chagrin, le bon chagrin (« good grief »). C’était surtout ça l’idée. C’est peut-être un homme qui manque, il est vrai que plusieurs chansons évoquent des relations douloureuses. Mais ce n’était pas le seul sentiment que nous cherchions à évoquer.
H.L. : Nous ne nous en étions pas aperçues, c’est la femme de notre manager qui nous l’a fait remarquer : dans nos chansons, le genre n’est pas spécifié, on ne sait pas si elles parlent d’une femme ou d’un homme.
J.W. : Dans nos textes, on ne dit pas : « Il m’a fait ça » ou « Elle était dans tel ou tel état ». Comme la pochette, on aime les laisser ouverts à l’interprétation, ne pas être trop précises ou ne pas nous adresser à une personne en particulier. En tout cas, nous n’avons rien contre les hommes !
Même si elle montre encore un personnage féminin, cette pochette est très différente formellement de celle du premier album, qui évoquait plutôt le pop art.
H.L. : C’est vrai. Nous essayons de faire des pochettes assez artistiques, qui attirent l’attention. Et certains remarquent que nous avons mis des femmes. Mais si nous avions mis une photo de nous, ça aurait aussi été des femmes, et ce serait tout à fait banal. Comme quand Jack White ou je ne sais qui sort un album avec un portrait de lui sur la pochette. Bon, tout ça n’a pas une grande importance au fond !
Connaissez-vous le groupe français Brigitte ? (On leur montre une photo.) On se demande si l’un n’a pas piqué à l’autre l’idée des deux chanteuses habillées de la même façon…
H.L. : Mon Dieu, oui, on nous en avait parlé lors de notre dernière venue, il y a un an et demi. Elle sont sœurs jumelles, ou juste amies ?
De très bonnes amies, comme vous deux.
J.W. : Wow, c’est fou !
H.L. : L’idée devait flotter dans l’air. Il y en a peut-être plein d’autres groupes qu’on ne connaît pas et qui font pareil ! Merci pour la photo en tout cas !